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Conséquences fiscales de la conversion d’immeubles locatifs

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Michael H. Lubetsky

2025-05-12 11:15:53

Focus sur une récente décision de la Cour du Québec en matière de droit fiscal…

Commentaire de jurisprudence sur l’affaire Sura c. Agence du revenu du Québec, 2025 QCCQ 1127 (« Sura »)


Michael H. Lubetsky - source : McMillan

La Cour du Québec, qui entend les appels en matière d’impôt sur le revenu en vertu de la législation fiscale du Québec, s’est récemment penchée sur les conséquences fiscales de la conversion d’immeubles locatifs à logements multiples en unités de condominium à vendre. Le Québec suit généralement les directives publiées par l’Agence du revenu du Canada (« ARC ») sur la caractérisation des gains provenant de la disposition de biens immobiliers, notamment le Bulletin d’interprétation IT-218R relatif à l’impôt sur le revenu, ce qui rend la décision potentiellement intéressante pour l’ensemble du Canada.

La Cour a essentiellement statué que :

contrairement à ce que peut laisser entendre le paragraphe 13 du bulletin IT-218R (le «Paragraphe 13 »), une conversion ne constitue pas en soi un « changement d’usage » de l’immeuble, qui passe d’une immobilisation à un bien figurant dans un inventaire; et

contrairement à ce qui est indiqué au paragraphe 15 du bulletin IT-218R (le « Paragraphe 15»), lorsqu’une conversion entraîne un « changement d’usage » d’une immobilisation génératrice de revenus en bien en inventaire, une disposition réputée a lieu et les conséquences fiscales doivent être appliquées pour l’année de la conversion — comme l’a statué en 2013 la Cour d’appel fédérale dans l’affaire CAE — et non pour l’année où le bien est finalement vendu.

La première décision est conforme à d’autres décisions récentes — notamment dans les affaires Latulippe devant la Cour d’appel du Québec en 2019 et Polonovski devant la Cour du Québec en 2020 — qui ont rejeté une pratique de vérification de Revenu Québec (« RQ ») consistant essentiellement à considérer toute conversion en copropriété comme un « changement d’usage » d’une immobilisation en un bien en inventaire. Bien que cette décision soit favorable aux contribuables, elle illustre néanmoins à quel point la qualification d’un bien comme « immobilisation » plutôt que comme « bien en inventaire » est subjective et ne répond pas à des règles clairement établies.

Cette dernière décision soulève toutefois une plus grande préoccupation. Le Paragraphe 15 énonce la position de l’ARC selon laquelle il n’y a pas de disposition réputée au moment de la conversion d’un bien immeuble qui génère du revenu en bien en inventaire destiné à la vente. Au lieu de cela, lorsque le bien est vendu et qu’un bénéfice est réalisé, le contribuable doit déterminer la part du bénéfice imputable à la période antérieure à la conversion (qui est déclarée comme un gain en capital) et la part imputable à la période postérieure à la conversion (qui est déclarée comme un revenu d’entreprise). Cette approche est généralement favorable aux contribuables, car elle n’entraîne aucune obligation fiscale tant qu’une vente n’a pas eu lieu et (vraisemblablement) tant que le produit de cette vente n’a pas été effectivement perçu.

Lorsque la Cour d’appel fédérale a statué, dans l’affaire CAE, que la méthodologie du Paragraphe 15 n’avait aucun fondement juridique et qu’un changement d’usage d’une immobilisation génératrice de revenus à un bien en inventaire entraîne une disposition réputée dans l’année du changement, l’ARC a annoncé, à l’approbation générale de la communauté fiscale, qu’elle considérait cette décision comme une opinion incidente incorrecte et qu’elle ne la suivrait pas. RQ lui a rapidement emboîté le pas. En effet, dans l’affaire Polonovski, la Cour du Québec a donné raison à RQ et a maintenu une cotisation fondée sur le Paragraphe 15.

Bien que la décision dans l’affaire Sura à l’égard du Paragraphe 15 soit une opinion incidente et, par conséquent, qu’elle ne constitue pas en principe un précédent, il serait difficile pour RQ (ou même l’ARC) de ne pas en tenir compte, d’autant plus qu’elle va dans le sens de l’affaire CAE. Étant donné que l’on ne saurait dire avec certitude quand ou si la Cour d’appel fédérale aura l’occasion de réexaminer le Paragraphe 15, une clarification de la part du législateur serait la bienvenue.

Les faits

L’affaire Sura concerne dix contribuables (ou leur succession) qui, dans les années 1980, ont acquis collectivement deux immeubles locatifs contigus dans l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal, comptant au total 82 unités. Entre 1981 et 2005, les dix contribuables ont détenu les propriétés à titre d’investissement et ont dûment déclaré tous les revenus locatifs. Deux des contribuables (les époux John et Mary Sura) géraient les propriétés, tandis que les huit autres contribuables étaient des investisseurs passifs.

En 2005, les contribuables, approchant l’âge de la retraite, ont décidé de disposer des immeubles, estimant qu’ils obtiendraient un meilleur retour sur investissement en convertissant les immeubles en condominiums. La conversion est entamée en 2005 et achevée en 2006. Les différentes unités continuaient toutefois d’être louées et les contribuables continuaient de percevoir des revenus locatifs après la conversion.

Or, entre 2006 et 2009, les contribuables ont vendu 52 unités de condo, déclarant sans controverse les gains réalisés sur la vente comme des gains en capital. Entre 2010 et 2013, les contribuables ont vendu 12 autres unités. À l’égard de ces années d’imposition, RQ a estimé que la conversion de 2006 constituait un « changement d’usage » des immeubles, de sorte qu’ils ont cessé d’être des immobilisations pour devenir des « biens en inventaire » d’une entreprise immobilière.

En conséquence, RQ a refusé d’accorder une déduction pour amortissement à l’égard des unités, a reclassé les revenus locatifs des contribuables en revenus d’entreprise et a établi une nouvelle cotisation à l’égard des gains découlant de la vente de chaque unité selon la méthodologie énoncée au Paragraphe 15, à savoir que, pour l’année de la vente d’une unité :

l’accroissement de la valeur d’une unité entre 1981 et 2006 a été pris en compte à titre de gain en capital; et

l’accroissement de la valeur d’une unité entre 2006 et le moment de la vente a été pris en compte à titre de revenu d’entreprise.

Comme il a été mentionné précédemment, en 2013, la Cour d’appel fédérale a conclu que le Paragraphe 15 n’avait aucun fondement législatif, estimant plutôt que, en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu (Canada), un « changement d’usage » d’une immobilisation à un bien en inventaire ne peut déclencher une disposition réputée que dans l’année du changement. Toutefois, l’ARC a rejeté sommairement la décision rendue dans l’affaire CAE et a refusé de modifier le bulletin IT-218R, annonçant ce qui suit lors de la table ronde de la conférence annuelle 2013 de l’Association canadienne d’études fiscales :

(Traduction) Avec respect, nous n’approuvons pas les commentaires de la CAF concernant les règles en matière de changement d’usage. Plus particulièrement, nous sommes d’avis que l’interprétation de la CAF mène à un résultat insoutenable, car elle voudrait que la même formule soit interprétée différemment pour les biens d’entreprise et les biens à usage personnel; la CAF a elle-même reconnu l’existence de ce problème.

De plus, nous ne sommes pas convaincus que l’interprétation de la CAF sur ce point soit compatible avec l’objet, l’esprit et le contexte des dispositions en cause. Enfin, nous pensons qu’il sera difficile aussi bien pour les contribuables que pour l’ARC d’appliquer les règles de changement d’usage de la manière préconisée par la CAF. Les exigences de déclaration et l’obligation fiscale éventuelle pour chaque changement d’usage de bien en inventaire à immobilisation (générant des revenus), et vice versa, pourraient représenter un lourd fardeau administratif et en matière de conformité.

L’ARC reconnaît que les commentaires de la FCA doivent être pris en compte dans l’interprétation de la Loi. Toutefois, pour toutes les raisons mentionnées précédemment, et puisque les commentaires de la CAF dans l’affaire CAE sont des remarques incidentes, l’ARC ne modifiera pas sa position générale sur les règles de changement d’usage telles qu’elles sont actuellement présentées dans les bulletins d’interprétation IT-102R2 et IT-218R.

Les enjeux

Les contribuables ont nié tout « changement d’usage » des immeubles et soutenu que les unités de condo sont demeurées des immobilisations en tout temps. Ils ont également soutenu, à titre subsidiaire, que si un « changement d’usage » avait eu lieu, alors, conformément à la décision rendue dans l’affaire CAE, un gain en capital réputé à l’égard des unités de condominium aurait été réalisé et aurait été imposable en 2006 (ce qui, à ce moment-là, était devenu prescrit), et non dans l’année de la vente des unités en cause.

La décision

Le juge Bourgeois, au nom de la Cour du Québec, a souligné que les tribunaux du Québec ont tendance à suivre les bulletins d’interprétation de l’ARC sur la caractérisation des gains provenant de la disposition d’immeubles. Il a donc examiné les critères énoncés dans le bulletin IT-218R pour distinguer les immobilisations des biens figurant dans un inventaire, en mettant l’accent sur l’intention des contribuables au moment de l’acquisition. Il a également pris note du Paragraphe 13, qui stipule ce qui suit :

Les espaces d’immeubles résidentiels à logements multiples, d’immeubles à bureaux, d’entrepôts ou de tout autre immeuble similaire qui sont détenus par le propriétaire comme des biens en immobilisation seront réputés avoir été convertis en biens figurant dans un inventaire au moment où l’autorisation de modifier le titre de tout immeuble de ce genre selon un régime des titres de sections d’étages est adressée à l’autorité compétente, pourvu que le propriétaire effectue réellement la vente des unités en question.

Appliquant ces principes, le juge Bourgeois a conclu que les intentions des contribuables à l’égard des deux propriétés n’avaient pas changé au cours des décennies où ils en ont été propriétaires. Ils ont acquis les immeubles dans le but d’en tirer des revenus locatifs, lequel but est demeuré même après la conversion en 2006. Citant la décision de la Cour canadienne de l’impôt de 1984 dans l’affaire A P Cantor, ainsi que la décision de la Cour d’appel du Québec de 2019 dans l’affaire Latulippe, la Cour a statué que la conversion d’un immeuble locatif à logements multiples en logements individuels, effectuée simplement dans le but de maximiser le retour sur investissement lors d’une vente anticipée, ne transformait pas les logements de biens d’immobilisation en biens en inventaire, malgré ce que peut laisser entendre le Paragraphe 13.

La Cour fait une distinction avec la décision plus récente de la Cour du Québec dans l’affaire Gagliano, qui concernait la conversion d’un immeuble à logements multiples accompagnée d’une rénovation majeure qui comportait un risque financier significatif pour les propriétaires, de sorte que la Cour a statué que la conversion induisait un changement d’usage d’un bien en immobilisation à un bien en inventaire.

Cette conclusion relative au changement d’usage rend discutable le Paragraphe 15 du bulletin IT-218. Cependant, à titre d’opinion incidente, le juge Bourgeois désapprouve fermement le refus de RQ de suivre les commentaires du juge dans la décision CAE, qu’il considère comme « logiques et pertinents » et « élaborés sur plus de 18 paragraphes ».

Les observations

Comme il ressort de l’affaire Polonovski — une décision qui n’a visiblement pas été portée à l’attention du juge Bourgeois — RQ aurait entrepris un important projet de vérification il y a environ 10 ans concernant les conversions en condominiums, dans le cadre duquel elle s’est appuyée sur le Paragraphe 13 pour essentiellement « considérer » toute conversion en condominium, peu importe les circonstances, comme précipitant une conversion d’immobilisation en bien en inventaire. Cette théorie a été rejetée tant dans l’affaire Polonovski que dans l’affaire Latulippe.

Bien qu’il s’agisse d’un dénouement heureux pour les contribuables, la conclusion de la Cour met en évidence l’absence de règles claires permettant de déterminer si un « changement d’usage » a eu lieu dans le contexte d’une conversion en copropriété. En fait, la Cour aurait fort bien pu arriver à une conclusion différente si, par exemple, les contribuables avaient entrepris des rénovations majeures des immeubles avant la vente (comme ce fut le cas dans l’affaire Gagliano).

Les propriétaires qui envisagent de convertir leur immeuble locatif à utilisateurs multiples en condominiums ou en d’autres types d’unités autonomes devraient prendre la peine de réfléchir s’ils souhaitent conserver le statut d’immobilisation de l’immeuble après la conversion, auquel cas ils devraient aussi réfléchir sur les mesures à prendre (ou ne pas prendre) pour ce faire.

Potentiellement plus préoccupant est le commentaire de la Cour au sujet du Paragraphe 15, qui remet en question la validité de la position de longue date de l’ARC et de RQ selon laquelle les conclusions dans CAE à cet égard étaient incorrectes et ne devraient pas être suivies. L’affaire Polonovski est parvenue à la conclusion inverse, en notant que :

Retenir l’argument suggéré par les demandeurs résulterait en l’imposition du gain en capital dès la date de la conversion, alors que l’immeuble n’est pas encore vendu et que le produit de la vente n’est pas perçu. C’est la disposition du bien qui a une conséquence fiscale et pour cette raison, on se place au moment de la disposition réelle. (…)

On peut comprendre ici que l’argument est intéressant pour les demandeurs, ce qui leur permet d’affirmer que le gain en capital aurait dû être imposé en 2010 et de pouvoir plaider qu’il s’agit d’une année prescrite. Or, dans tous les autres cas, principalement lorsque la vente de l’immeuble survient des années plus tard, le contribuable serait nettement désavantagé dans le scénario proposé par les demandeurs.

Comme il a été souligné dans Polonovski, l’approche adoptée dans la décision CAE concernant la conversion d’immobilisations génératrices de revenus en biens figurant dans un inventaire détenus en vue de la vente obligerait les contribuables à déclarer et à verser l’impôt au moment de la conversion, ce qui devrait généralement avoir lieu avant toute perception de fonds, et découragerait donc les projets d’aménagement immobilier qui pourraient dépendre de la conversion.

L’approche énoncée au Paragraphe 15, selon laquelle les gains imputables à la période antérieure à la conversion ne sont imposés que dans l’année de la vente, est plus favorable aux contribuables et plus conforme à la réalité économique et commerciale.

Il est regrettable que l’affaire Polonovski n’ait apparemment pas été portée à l’attention du juge Bourgeois, car les contribuables se retrouvent désormais face à deux décisions contradictoires sur le Paragraphe 15, ce qui risque de rouvrir un débat que l’on croyait clos.

Malheureusement, si RQ (et même l’ARC) conclut que l’affaire CAE reflète l’état actuel du droit tel qu’il sera appliqué par les tribunaux, le fisc pourrait désormais exiger des contribuables qu’ils établissent eux-mêmes leur cotisation d’impôt sur les gains en capital nominaux qui sont réputés avoir été réalisés au moment de la conversion des biens, ce qui serait un événement indésirable. Tant que les cours d’appel ne se seraient pas prononcées, une intervention législative visant à clarifier les choses sera sans doute la bienvenue.

À propos de l’auteur

Michael H. Lubetsky est à la tête de la pratique nationale de litige fiscal de McMillan.

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