Deux principes de droit autochtone en conflit devant la Cour suprême

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Radio Canada

2025-12-19 10:30:29

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La Cour suprême examine un conflit entre justice autochtone et protection des femmes autochtones.

La sénatrice saskatchewanaise Lillian Dyck - source : Radio-Canada / Jason Warick


La Cour suprême a entendu la semaine dernière la cause de Harry Arthur Cope, un Mi’kmaw de la Nouvelle-Écosse qui a agressé violemment sa conjointe, mi’kmaw elle aussi, en 2021. En 2023, une cour provinciale l’avait condamné à cinq ans de prison pour voies de fait graves.

L’année dernière, la Cour d'appel de la Nouvelle-Écosse a réduit la peine à trois ans, déclarant que le juge de première instance avait omis de tenir compte des facteurs systémiques qui touchent les délinquants autochtones, selon les principes Gladue.

La Couronne a porté la cause devant la Cour suprême. La victime étant elle-même autochtone, la réduction de sa peine perpétue la dévalorisation de la vie et des préjudices subis par les femmes autochtones, écrivent les procureures de la Couronne dans le mémoire soumis à la Cour. La Couronne soutient que le juge d’appel aurait dû appliquer les articles 718.04 et 718.201 du Code criminel, qui exigent de prendre en compte la vulnérabilité des femmes autochtones au moment du prononcé de la peine.

Ce pourvoi offre à la Cour l’occasion de donner des indications sur la manière de donner suite à ces articles, ajoutent les procureures.

« C'est un des premiers cas qui va parler de ces nouveaux articles », souligne Philippe Boucher, doctorant en études juridiques à l'Université Carleton, spécialisé en droit criminel et en justice autochtone.

Le Parlement a ajouté ces articles au Code criminel en 2019, en réponse à l'Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées. La logique est que, puisque les femmes autochtones sont surreprésentées parmi les personnes victimes de meurtres ou d'autres crimes violents, la peine devrait être plus sévère pour les agresseurs afin de tenter de prévenir de tels actes et le risque de récidive.

Portraits de femmes, de filles et de personnes bispirituelles autochtones disparues et assassinées - source : Radio-Canada

Mais ces dispositions sont en contradiction avec les principes Gladue et risquent de créer une situation où un contrevenant autochtone ferait face à la fois à la discrimination systémique et à des sentences plus longues si la victime est autochtone, elle aussi, remarque M. Boucher.

Dans cette cause, on a un homme autochtone accusé et une femme autochtone victime, et il y a ces deux principes qui entrent, d'une certaine manière, en tension, ajoute le spécialiste en droit autochtone.

Des articles contestés

Un projet de loi présenté par la sénatrice crie Lillian Dyck en 2015 proposait déjà de faire de l’identité autochtone de la victime un facteur aggravant explicite dans la détermination de la peine. Critiqué par des experts juridiques, qui soulevaient notamment la question de la constitutionnalité d’une telle disposition, le projet de loi avait été battu à la Chambre des communes.

Quelques semaines plus tard, le Sénat a réintroduit ces propositions sous forme d’amendements au projet de loi omnibus C-75, qui a été adopté peu après le dépôt du rapport final de l'Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, en juin 2019.

Ce changement illustre bien comment la dynamique politique et le souhait de mener une action rapide contre la violence sexiste ont primé sur un examen approfondi des implications à long terme de ces mesures, estime Philippe Boucher. Des questions demeurent néanmoins quant à la constitutionnalité des articles.

« On pourrait penser qu'ils vont affecter de manière disproportionnée les personnes autochtones, autant les femmes que les hommes, qui seraient accusés si la victime est une femme autochtone », remarque le chercheur. Selon Statistique Canada, 86 % des personnes accusées de l’homicide d’une femme ou d’une fille autochtone étaient elles-mêmes autochtones. En durcissant leur sentence, on risque donc d’aller en sens contraire des principes Gladue, qui visent à lutter contre la surreprésentation des Autochtones en prison.

C’est exactement cet enjeu qui est maintenant devant la Cour suprême. Les magistrats doivent examiner la façon de concilier les principes de détermination de la peine pour les délinquants autochtones avec la nécessité de dénoncer fermement la violence envers les femmes autochtones en contexte conjugal.

Dans leur mémoire, les avocats de la défense soulignent que « la confrontation avec les réalités et les conséquences du colonialisme devrait inciter les juges à la prudence avant de supposer que davantage de peines de prison constituent la solution à l'écheveau complexe de problèmes que soulève cette affaire ».

L’objectif du Parlement en adoptant ces articles était, considèrent-ils, de « reconnaître les préjudices subis par les victimes autochtones et l’incapacité du système judiciaire à y apporter des réponses efficaces ». Dans quel sens penchera la Cour? Difficile à prédire, mais sa décision donnera des lignes plus claires aux tribunaux pour savoir ce qui doit être priorisé, estime M. Boucher.

« Ils ont mis tellement l'accent ces dernières années sur la réduction de la surreprésentation qu’il y a des chances qu’ils continuent sur cette voie-là, remarque-t-il. D’autre part, avec l'évolution du droit, l'évolution de la société, on réalise que les femmes autochtones ont été complètement mises de côté ».

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