Un avocat peut-il défendre son fils?

La Cour du Québec a statué qu'elle ne se prononcerait pas immédiatement sur la demande d'inhabilité de l'avocat Jean Bergeron, père de son client Maxime Bergeron, dans une poursuite en dommages pour atteinte à la réputation.
La défenderesse, Sarah Vincent, est représentée par une avocate de l’aide juridique de Montréal, Me Jessica De Stefano.
Une simulation parlementaire aux lourdes conséquences
L'affaire qui nous intéresse remonte en janvier 2023, lors d'une simulation du parlement étudiant organisée par l'Assemblée parlementaire des étudiants du Québec (APEQ).
Maxime Bergeron, qui a été expulsé de l'événement à la suite de plaintes pour des « comportements harcelants et manipulateurs », allègue que des fausses informations colportées par Sarah-Jane Vincent, l'une des plaignantes, sont la cause directe de son expulsion. Il poursuit donc Mme Vincent pour dommages, notamment pour atteinte à sa réputation et à ses droits fondamentaux.
M. Bergeron est représenté par son père, Me Jean Bergeron.
La demande d'inhabilité de l'avocat-père
Mme Vincent a déposé une requête en deux volets, demandant d’une part que Me Jean Bergeron soit déclaré inhabile à représenter son fils en raison d'un manque d'indépendance et d’autre part que le dossier soit suspendu.
Pour justifier cette demande de suspension, la défenderesse a fait valoir que la Cour suprême a accepté d'entendre un appel dans un autre dossier (Maxime Bergeron c. APEQ) portant sur les mêmes événements. L'enjeu central de ce recours devant le plus haut tribunal du pays est précisément l'inhabilité de Me Bergeron.
Dans ce dossier miroir, tant la Cour supérieure que la Cour d'appel ont déclaré Me Bergeron inhabile. Les tribunaux ont conclu que la relation père-fils et la nature des faits qui pourront être mis en preuve créeraient, aux yeux d'un public raisonnablement informé, une conviction de l'absence de distanciation requise de l'avocat. La Cour d'appel a même énuméré une série de facteurs retenus, dont la proximité des liens filiaux, le degré d'investissement parental et l'effet sur les plaignantes.
Une question de tardiveté contre des motifs graves
Maxime Bergeron s'est opposé à la suspension. Il a fait valoir que Mme Vincent avait implicitement renoncé à soulever l'inhabilité en tardant à présenter sa demande. Le demandeur invitait ainsi le tribunal à rejeter la suspension et à déclarer d'emblée la demande d'inhabilité irrecevable, en se basant uniquement sur la tardiveté sans égard aux autres critères jurisprudentiels concernant l'inhabilité. Selon lui, comme la question de la tardiveté ne serait pas en jeu devant la Cour suprême, il n'y aurait aucun risque de contradiction sur ce point.
Mme Vincent a répliqué que sa demande n'était pas tardive et qu'elle n'avait jamais renoncé à son droit. Elle a soutenu que la tardiveté ne pouvait être évaluée seule. Compte tenu des règles d'ordre public en jeu, la démonstration de motifs graves et contraignants d'inhabilité pourrait contrebalancer un délai, a plaidé Mme Vincent.
Le risque de jugements contradictoires est bien réel
Dans les faits, les motifs soulevés par la défenderesse sont similaires à ceux ayant mené la Cour supérieure et la Cour d'appel à déclarer Me Bergeron inhabile dans l'autre dossier contre l'APEQ, a noté le tribunal dans sa décision.
Le juge Éric Meunier a jugé qu'il serait paradoxal que Me Bergeron soit déclaré inhabile dans tous les autres dossiers de son fils, basés sur la même trame factuelle, mais pas dans celui-ci. Il a conclu qu'il ne pouvait ignorer le risque d'un arrêt de la Cour suprême qui établirait la grille d'analyse complète sur l'inhabilité d'un avocat pour manque de distanciation, incluant l'impact d'un éventuel retard dans la formulation de la demande.
Le juge a d'ailleurs noté que les parties n'avaient produit aucune des procédures déposées devant la Cour suprême, rendant impossible de vérifier l'affirmation de M. Bergeron selon laquelle la tardiveté n'y était pas soulevée.
Selon le juge Meunier, l'arrêt à venir est susceptible d'avoir un impact déterminant sur toutes les demandes d'inhabilité dans tous les dossiers connexes.
En conséquence, le tribunal a usé de son pouvoir discrétionnaire de gestion pour accorder la suspension de l'instance jusqu’à la décision de la Cour suprême. Le débat sur l'inhabilité de Me Bergeron pourra ensuite avoir lieu en entier, s'il est toujours approprié, à la lumière de cette décision.
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