Inconduites sexuelles dans les Forces armées canadiennes: la nécessité d’un tribunal civil
Yan Lasnier-le Quang
2022-03-25 11:15:00
Tout d’abord, il faut souligner que la culture militaire est conçue par et pour les hommes. L’armée est vue comme un milieu patriarcal encore trop souvent hostile aux femmes qui formaient seulement 16 % de l’organisation en 2020 (Défence 2020).
Il y circule des croyances sexistes. Par exemple, certains membres pensent que les femmes sont trop émotives pour travailler dans l’armée et que leur présence empêche les hommes de faire leur travail (Jensen 2021).
La hiérarchie qui structure les Forces renforce le pouvoir des hauts placés tous issus de ce même milieu. Plusieurs d’entre eux agressent sexuellement leurs subordonnés, hommes comme femmes, sans nécessairement en subir les conséquences.
Comment est-ce qu’un tribunal qui fait partie de cette culture toxique peut espérer faire régner la discipline au sein de l’organisation?
Un tribunal militaire qui a perdu la confiance du public et des victimes
Plusieurs victimes n’ont pas confiance au tribunal et préfèrent tout simplement ne pas lui rapporter leurs plaintes. Le mécanisme même de formulation des plaintes est déficient. Pour rapporter leurs plaintes, les victimes sont incitées à d’abord communiquer avec leurs supérieurs. Cela est problématique, car il arrive que ces supérieurs soient les auteurs de ces agressions sexuelles.
Quant à la police militaire, elle ne mène pas ces enquêtes de façon indépendante. Souvent, les dirigeants des Forces interfèrent dans le processus d’enquête. Par exemple, alors qu’il faisait l’objet d’une enquête, l’ancien chef d’état-major Jonathan Vance a tenté de cacher la vérité. À plusieurs reprises, il a contacté une membre des Forces avec qui il avait entretenu une relation pour tenter de cacher des informations compromettantes (Stephenson, Cossette, et Connolly 2021).
On voit bien que même le tribunal militaire n’échappe pas à l’influence des dirigeants des Forces. Selon l’ancien juge de la Cour suprême Morris Fish, les commandants ont une influence directe ou indirecte sur les procureurs, les avocats de la défense et même les juges eux-mêmes. Notamment, il affirme que certains avocats de la défense auraient hésité à contre-interroger des témoins de haut rang de peur que cela nuise à leur chance d’avoir une promotion (Berthiaume 2021). De tels incohérences permettent aux hauts placés des Forces d’échapper à la justice.
Les changements au sein des Forces armées sont-ils suffisants?
On ne peut nier que l’actuel chef de l’état-major Wayne Eyre a fait des inconduites sexuelles une de ses priorités. Sous sa gouvernance, un recours collectif qui indemnise les victimes d’agressions basées sur le genre ou l’appartenance à la communauté LGBTQIA2S+ a été mis sur pied (Epiq Canada 2022). De même, la lieutenante-générale Jennie Carignan a été nommée Chef de la conduite et de la culture professionnelle et est présentement chargée de réformer la culture problématique de l’organisation (Connolly 2021).
Tout cela amène progressivement un vent de changement au sein des Forces. Toutefois, cela ne permet pas de traduire en justice les cas de violence conjugale de manière indépendante et équitable.
L’importance de créer un tribunal civil indépendant
Le traitement des cas d’inconduites sexuelles dans l’armée devant un tribunal civil est important pour plusieurs raisons.
D’abord, comme les enquêtes de la police militaire ne se font pas de manière indépendante, il est nécessaire qu’elles soient menées par des policiers civils. De plus, selon Michel Drapeau, un colonel à la retraite et expert de la loi militaire, la police civile a une expertise dans les cas d’inconduite sexuelle que l’armée n’a pas (Trinh 2021).
Ces cas sont particulièrement sensibles et les Forces ont démontré qu’elles n’arrivent pas à maintenir l’anonymat des partis impliqués, ce qui peut avoir des conséquences collatérales importantes. Par exemple, lorsque son cas est passé devant le tribunal militaire, la bisexualité d’un sergent accusé d’attouchement non consenti a été mise au grand jour. Il n’avait pas partagé cette information avec sa famille et ses collègues (Trinh 2021).
Il est grand temps que ces cas soient transférés aux autorités civiles pour redonner du pouvoir aux victimes.
Yan Lasnier-Le Quang est étudiant à la maîtrise en sciences politiques à l’Université de Montréal.