La Cour d'appel ouvre la porte à la syndicalisation des cadres de « premier niveau »
Arianne Bouchard Et Camille Paradis-loiselle
2022-02-17 11:15:00
Bien que l’historique procédural de cette affaire soit complexe et sinueux, il suffit, pour nos fins, de s’en tenir aux faits suivants. La Société des casinos du Québec inc. (l’Employeur) est une société d’État qui comprend cinq paliers ou plus de gestion. En 2009, l’Association des cadres de la Société des casinos du Québec (l’Association) dépose une requête en accréditation pour représenter certains cadres de « premier niveau », soit les superviseurs des opérations (SDO). L’Employeur s’oppose à cette requête en invoquant notamment que les cadres sont exclus de la notion de « salarié » prévue au ''Code du travail''1 (le Code) et que de donner un tel statut à ces personnes les placerait en situation de conflit d’intérêts.
Dans une décision interlocutoire, le Tribunal administratif du travail (le TAT), rejetant ce moyen, déclare constitutionnellement inopérante l’exclusion des cadres de l’application du Code, au motif que cette exclusion porte atteinte à leur liberté d’association garantie par l’alinéa 2d) de la ''Charte canadienne des droits et libertés'' (la Charte canadienne) et par l’article 3 de la ''Charte des droits et libertés de la personne'' (la Charte québécoise) (les Chartes).
L’Employeur se pourvoit en contrôle judiciaire contre cette décision et la Cour supérieure accueille le pourvoi. Elle déclare « applicable, valide et opérante » l’exclusion des cadres de la notion de « salarié » prévue au Code.
À son tour, l’Association se pourvoit contre cette dernière décision devant la Cour d’appel.
La décision de la Cour d’appel
Selon le cadre d’analyse applicable en pareille matière, la Cour devait d’abord déterminer si la définition de « salarié » prévue au Code et qui exclut d’emblée toute personne occupant un poste de cadre porte2 atteinte à la liberté d’association garantie aux membres de l’Association par les Chartes. Dans l’affirmative, la Cour d’appel devait ensuite décider si cette atteinte est justifiée en fonction du test développé dans l’arrêt Oakes.3
Dans le cadre de son analyse, la Cour tient compte de la récente jurisprudence de la Cour suprême du Canada sur la portée et la finalité de la liberté d’association garantie par les Chartes.
Après avoir effectué une brève revue de l’historique législatif et des propos tenus lors des débats parlementaires ayant entouré l’exclusion de cadres de la définition de « salarié » dans le régime des relations de travail instauré par le Code, la Cour accueille l’appel et rétablit la décision du TAT déclarant inopérant, dans le cas des SDO, le paragraphe du Code qui exclut les cadres de la définition de « salarié » puisqu’elle estime que, dans leur cas, cette disposition constitue une entrave substantielle et non justifiée à leur liberté d’association.
En conséquence de cet arrêt, et bien qu’il soit reconnu par tous qu’ils sont des cadres au sens du Code, les SDO membres de l’Association pourront bénéficier de certains droits protégés par la liberté d’association, notamment le droit de négocier collectivement leurs conditions de travail, de faire la grève et d’avoir accès à un tribunal spécialisé en droit du travail.
Par ailleurs, vu l’effet potentiel de sa décision sur le régime québécois des relations de travail des cadres en général, la Cour a jugé opportun de suspendre pour une période de 12 mois le caractère inopérant de l’exclusion des cadres de l’application du Code. Cette période de suspension permettra certainement au législateur d’évaluer les solutions possibles dont notamment l’amendement du Code afin d’y préciser les catégories de cadres exclues du régime juridique encadrant les rapports collectifs du travail, comme c’est déjà le cas dans plusieurs autres provinces canadiennes.
Enfin, mentionnons que la Cour d’appel suit le mouvement de pensée de plusieurs auteurs selon lequel « ''les deux catégories essentielles et distinctives de l’époque, soit "les travailleurs et la direction; ceux qui obéissent et exécutent, d’une part, et ceux qui commandent, à quelque niveau que ce soit, d’autre part", ont subi d’importantes mutations et sont aujourd’hui plus diffuses. Or, l’exclusion de tous les niveaux de cadres de la définition de « salarié » à l’article 1l)1° C.t. maintient cette conception traditionnelle des relations de travail'' ».4
Il est évident que les répercussions de cet arrêt sont cruciales et ont une portée qui dépasse la situation des parties en litige puisqu’il tranche une question constitutionnelle faisant l’objet d’un débat de longue date. Il y a fort à parier que cette saga judiciaire se poursuivra devant le plus haut tribunal du pays. Nous suivrons de très près l’incidence qu’aura cet arrêt tant au niveau législatif que jurisprudentiel dans le courant des prochains mois.
Pour lire le texte intégral de la décision de la Cour d'appel du Québec, rendez-vous sur CanLII.
L’associée Arianne Bouchard et Me Camille Paradis-Loiselle travaillent au sein du groupe droit du travail de Dentons Canada à Montréal.
Notes/sources:
# ''RLRQ c C-27''
# ''Le langage exact utilisé dans le Code pour désigner les cadres est « une personne employée à titre de gérant, surintendant, contremaître ou représentant de l’employeur dans ses relations avec ses salariés »''
# ''Tant la Charte canadienne que la Charte québécoise prévoient une disposition affirmant le caractère non absolu des droits fondamentaux. Dans l’arrêt R. c. Oakes, la Cour suprême a développé un test permettant de déterminer dans quelles circonstances une atteinte à un droit fondamental pourra être justifiée conformément à ces dispositions. Selon ce test, la restriction doit premièrement être motivée par « un objectif lié à des préoccupations urgentes et réelles dans une société libre et démocratique », et deuxièmement, il doit être démontré « que les moyens choisis sont raisonnables et que leur justification peut se démontrer ».''
# ''Para 3.''