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« Impoli, moi? »

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Jean-francois Parent

2018-11-05 11:00:00

À l’heure où le civisme semble être une denrée rare dans le discours public, comment rester courtois?

Loretta Preska, juge fédérale du district de New York
Loretta Preska, juge fédérale du district de New York
Dans l’État de la Grande Pomme, ce sont les tribunaux qui révoquent le droit de pratique des avocats. Et la juge fédérale du district de New York Loretta Preska n’y va pas avec le dos de la cuillère quand les plaideurs l’irritent.

Des objections à répétition? L’avocat est mis à l’amende. Il n’a pas amendé sa requête après un changement de situation de son client? Boum !, elle révoque son droit de pratique pendant six mois.

Participant récemment à la conférence internationale du Barreau de New York, tenue à Montréal à la mi-octobre, la juge expliquait ainsi l’importance de la courtoisie et de la bienséance lorsqu’on plaide devant un juge.

Attention aux juges!

Sean Harrington, juge à la Cour fédérale canadienne. Crédit photo: Lysanne Larose
Sean Harrington, juge à la Cour fédérale canadienne. Crédit photo: Lysanne Larose
« Un avocat qui plaide devant moi avec un langage inapproprié, ou qui se moque de son adversaire par exemple, n’aura pas beaucoup de crédibilité », dit-elle.

À cet égard, un mémoire rédigé avec plein d’adjectifs et de formulations grandiloquentes, visant à dénigrer la partie adverse, est un navire qui fera eau très, très rapidement.

« Oui, je vais le lire, mais vous pouvez être certain que ce n’est pas sur ce mémoire que je vais m’appuyer pour rédiger ma décision », dit-elle.

Son collègue Sean Harrington, juge à la Cour fédérale canadienne, renchérit : « On peut faire des blagues, surtout si elles sont de bon goût, et ainsi utiliser l’humour pour expliquer pourquoi on n’est pas d’accord avec la partie adverse, mais il y a des limites à ne pas franchir », dit le magistrat originaire de Montréal.

Encore ici, il y a une différence entre une blague servant les intérêts de la cause et une autre qui n’est qu’une attaque gratuite.

Il relate une cause où une partie, voulant illustrer la fragilité de la position adverse, a soumis au juge Harrington que son adversaire ne pouvait faire mieux que s’appuyer sur un jugement datant d’une centaine d’années.

« Ce à quoi la partie visée a répondu que si le jugement durait depuis 100 ans, c’est qu’il devait être bon », illustre en rigolant l’ex-associé de BLG Montréal, nommé à la Cour fédérale en 2003.

Tout est dans le contexte

Peter Pamel, avocat spécialisé en droit maritime chez BLG
Peter Pamel, avocat spécialisé en droit maritime chez BLG
Cela étant, tous les tribunaux ont leurs us et coutumes, colorés par la culture locale. Il faut donc en tenir compte, observe Peter Pamel, de BLG à Montréal, qui plaide souvent en Cour fédérale tant à Vancouver que dans les provinces atlantiques.

« Par exemple, à St-Jean-Terre-Neuve, on utilise beaucoup l’ironie, on pointe du doigt l’avocat adverse… la première fois que j’ai vu un avocat agir de même, j’étais persuadé qu’il serait réprimandé », explique l’avocat spécialisé en droit maritime. Mais non, le juge n’y a pas fait allusion.

À Vancouver, au contraire, on insiste davantage sur le décorum, constate Me Pamel. Ce qui amène l’associé à insister sur l’importance de s’informer sur le contexte—et l‘étiquette propre au tribunal où l’on se présente—lorsqu’on plaide devant un tribunal particulier, surtout lorsqu’on le fait hors du Québec.

« Si un juge de Vancouver vous prend en partie et fait une plainte au Barreau du Québec, cette plainte sera jugée au Québec, avec la culture du Québec, sans nécessairement tenir compte du fait qu’à Vancouver, on voit les choses différemment. »

L’impolitesse, parfois…

Il arrive cependant qu’on puisse s’en tirer avec l’impolitesse. C’est du moins ce qu’a déterminé la Cour suprême du Canada, avec l’arrêt Groia. Au Barreau de l’Ontario qui voulait mettre Joseph Groia à l’amende pour avoir insulté la Couronne, le plus haut tribunal du pays estime que l’avocat a l’obligation de représenter son client avec vigueur et de présenter une défense pleine et entière. La civilité doit donc s’évaluer dans le contexte des obligations professionnelles.

Même si elle rejette les conclusions du comité d’appel du Barreau de l’Ontario, la Cour suprême confirme néanmoins son test de la civilité.

Représenter son client avec vigueur étant fondamental au système de justice contradictoire, l’avocat doit « poser toutes les questions, si déplaisantes soient-elles (…) Ces critiques varient de simples demandes fondées sur la Charte (…) aux graves allégations de conduite répréhensible (...). Les avocats de la défense doivent (soulever), sans craindre des représailles, des arguments sur la légitimité de la conduite des acteurs de l’État.»

Il reste que ce devoir de défense ne doit pas servir à justifier une foire d’empoigne. D’où l’importance de balises, « axées sur le contexte et (…) suffisamment souples. »

Alors que le Barreau ontarien a jugé que les limites étaient franchies notamment parce que Joe Groia a commis des erreurs factuelles et de droit dans ses attaques frontales, la Cour suprême a pour l’essentiel déterminé que la méconnaissance du droit excusait les vitupérations de Joe Groia.

Le plus haut tribunal du pays considère ainsi qu’il « ne cherchait pas délibérément à présenter le droit sous un faux jour et n’était pas animé de mauvaises intentions ».

Il y a cependant des limites à ne pas franchir, conclut la juge Preska, de la Cour fédérale new-yorkaise.

« Quand un avocat a commencé à m’insulter pour ma gestion de l’instance, il pouvait me traiter d’incompétente. Mais quand il m’a dit que j’étais corrompue, il venait de franchir une limite. »

Et s’en ainsi retrouvé avec une plainte en diffamation. Déposée par Loretta Preska. Laquelle, ironie du sort, a été consultée par le Barreau du Maryland quand l’avocat en question a voulu y obtenir le droit de pratique.

« Je leur ai expliqué notre petite mésaventure », et l’avocat ne pratique pas, à ce jour, au Maryland.

Pas plus qu’à New York d’ailleurs, rappelle la juge Preska.
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3 commentaires

  1. CFF
    Juge Preska
    J'espère ne jamais avoir à plaider devant elle, Dieu merci qu'elle soit dans un pays différent. Bien que les valeurs qu'elle prône soient louables et que j'y adhère probablement autant qu'elle, les décisions lourdes de conséquences pour les avocats ou leurs clients desquelles elle semble rire donnent froid dans le dos.

    >Des objections à répétition? L’avocat est mis à l’amende. Il n’a pas amendé sa requête après un changement de situation de son client? Boum !, elle révoque son droit de pratique pendant six mois.

    >« Un avocat qui plaide devant moi avec un langage inapproprié, ou qui se moque de son adversaire par exemple, n’aura pas beaucoup de crédibilité », dit-elle.
    >À cet égard, un mémoire rédigé avec plein d’adjectifs et de formulations grandiloquentes, visant à dénigrer la partie adverse, est un navire qui fera eau très, très rapidement.
    >« Oui, je vais le lire, mais vous pouvez être certain que ce n’est pas sur ce mémoire que je vais m’appuyer pour rédiger ma décision », dit-elle.

    Un juge qui a une idée préfaite selon la vigueur avec laquelle son procureur défend sa position, et la quantité d'adjectifs qui font partie de son mémoire, c'est complètement ridicule...

    Si ça ce n'est pas de déconsidérer l'administration de la justice, d'indiquer tout bonnement qu'un tel mémoire ne gagnera jamais devant elle, je ne sais pas ce que c'est.

  2. Jonathan
    Jonathan
    il y a 5 ans
    Perrier
    Et on fait quoi pour les juges qui ont l'épiderme sensible et qui oublient qu'en démocratie on a le droit de critiquer le pouvoir politique (oui le judiciaire est l'une des trois branches du pouvoir politique, certains intervenants du système judiciaire semble l'oublier)?

    • Anonyme
      Anonyme
      il y a 5 ans
      L'art et la manière de dire les choses
      On peut critiquer mais il faut savoir juste choisir ses mots. Certaines personnes pensent qu'elles sont plus crédibles quand elles sont aggressives alors que l'on peut dire sa "vérité" sans être impoli. Ça n'a rien à voir avec l'épiderme de la personne à qui on s'adresse mais plutôt avec le verbe de celui qui s'exprime.

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