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Congédiement déguisé : où tracer la limite?

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Marie-hélène Jetté Et Catherine Cayer

2021-03-17 11:15:00

Congédiement déguisé et immunité de l’employeur face à la poursuite d’un employé : la Cour d’appel remet les pendules à l’heure...

Marie-Hélène Jetté et Catherine Cayer, les auteures de cet article. Photos : Site web de Langlois
Marie-Hélène Jetté et Catherine Cayer, les auteures de cet article. Photos : Site web de Langlois
Une décision récente de la Cour d’appel est venue clarifier le principe d’immunité de poursuite dont bénéficient les employeurs en vertu de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (ci-après la « LATMP »). Cette même décision est intéressante en ce qu’elle remet les pendules à l’heure quant à ce qui peut être qualifié, ou non, de congédiement déguisé.

En bref : que s’est-il passé?

Cette affaire met en cause une situation alléguée de harcèlement psychologique qui a ultimement mené à la démission d’une employée et à sa décision de poursuivre son employeur.

Essentiellement, un malentendu découle de deux rencontres tenues en septembre 2011 entre une aide-gérante d’entrepôt (ci-après « l’Employée ») et le directeur de l’entrepôt (ci-après le « Directeur »). Les versions de l’Employée et du Directeur quant à ce qui a été dit lors de ces rencontres sont diamétralement opposées. Dans le cadre du litige, l’Employée dira que la situation l’a anéantie et qu’elle a sombré dans un état psychologique qui l’a forcée à s’absenter du travail pendant plusieurs mois, au cours desquels elle sera indemnisée par l’assureur. Bien qu’elle l’ait envisagé, elle n’a ni déposé de plainte pour harcèlement psychologique, ni fait de réclamation en vertu de la LATMP.

Finalement déclarée apte à un retour un travail dans la mesure où une rencontre avait lieu en présence du Directeur, une rencontre est tenue en février 2014 entre l’Employée, l’employeur, leurs représentants respectifs de même que le Directeur. Dès le début de cette rencontre, l’Employée revient sur les rencontres de septembre 2011 et expose sa version des événements. Profondément en désaccord avec la façon dont l’Employée relate les faits, le Directeur refuse d’admettre ses torts. Dans les circonstances, estimant qu’elle ne peut être assurée que le comportement qu’elle qualifie d’hostile se ne reproduira plus, l’Employée décide de mettre fin abruptement à la rencontre, refuse de retourner au travail et demande d’obtenir un « package ».

Aucune entente n’intervient entre les parties et l’Employée intente un recours devant la Cour supérieure, réclamant essentiellement une indemnité tenant lieu de délai-congé de 20 mois (111 666 $), la contribution que l’employeur aurait versée à son REER pour cette période (16 750 $) de même que des dommages moraux à hauteur de 80 000 $. Il importe de noter que cette dernière réclamation vise également le Directeur.

La Cour supérieure

De façon surprenante la Cour supérieure refuse d’appliquer l’immunité conférée à l’employeur et aux autres employés pour les conséquences de ce qui pourrait être une lésion professionnelle, que l’employée ait fait une réclamation ou non, et conclu à l’existence d’un congédiement déguisé et abusif. Pour arriver à une telle conclusion, le juge de première instance distingue les événements de septembre 2011 de la rencontre ayant eu lieu en février 2014 dans le cadre du retour au travail.

La Cour d’appel

À l’unanimité, la Cour d’appel accueille l’appel, infirme le jugement rendu par la Cour supérieure et rejette l’action de l’Employée.

L’employeur et le Directeur bénéficient de l’immunité civile conférée par la LATMP

Selon la juge Bich (ci-après « la Juge »), qui rend les motifs unanimes au nom du banc, dès que la situation d’un employé est potentiellement visée par la LATMP, l’immunité de poursuite s’applique, et ce, même s’il ne recourt pas au régime établi par cette loi.

En l’espèce, le retour au travail de l’Employée s’inscrit dans un continuum formant un tout indissociable avec les rencontres initiales de septembre 2011 tenues entre elle et le Directeur, rencontres ayant engendré son invalidité :

Incident survenu au travail → Invalidité découlant directement de cet incident → Absence du travail → Retour et conditions du retour au travail.

Tous les éléments sous-jacents au recours de l’Employée devant la Cour supérieure étant couverts par la LATMP, c’est de cette loi qu’elle aurait dû se prévaloir. Par conséquent, la Cour supérieure n’avait pas la compétence pour entendre et décider de l’action introduite par l’Employée puisque la LATMP protège l’employeur et ses employés d’un recours civil dans de telles circonstances.

L’Employée n’a pas fait l’objet d’un congédiement déguisé – elle a démissionné

Quant à la plainte pour congédiement déguisé comme telle, la juge mentionne que les « conflits entre employés ne sont pas rares, des perceptions différentes et des versions contradictoires d’un même incident ne le sont pas non plus (surtout s’il s’agit d’un incident survenu deux ans plus tôt) et l’employeur, qui n’a pas l’avantage d’un procès, n’est pas toujours en mesure de séparer le vrai du faux. Ce n’est pas là raison de lui imputer une intention malhonnête ou déloyale (nos soulignements) ».

Elle termine en arrivant à la conclusion que, même si l’Employée n’a pas obtenu les excuses qu’elle souhaitait et que l’employeur et ses représentants n’ont pas insisté pour qu’elle revienne sur sa décision, sa démission n’a pas été induite ou forcée d’une quelconque manière par l’employeur. Il s’agit plutôt d’une situation où les deux parties ont tenté, de bonne foi, de résoudre leur différend sans toutefois y parvenir. Ne s’entendant pas avec son employeur, l’Employée pouvait légitimement mettre fin au lien d’emploi. Toutefois, cette démission ne résulte pas du fait de l’employeur. Il n’est donc aucunement question d’un congédiement déguisé.

Quoi retenir

La Cour d’appel vient clairement affirmer qu’aussitôt que la situation d’un employé est potentiellement visée par la LATMP (notamment en matière de harcèlement psychologique menant à une démission), les parties doivent utiliser les mécanismes qui y sont prévus afin de faire valoir leurs droits. L’immunité accordée aux employeurs (et à leurs employés) dans de telles circonstances fait en sorte qu’un recours de droit commun, comme celui réclamant le paiement d’un délai-congé, sera voué à l’échec.

Finalement, retenons qu’un employé qui démissionne dans le contexte d’un processus de retour au travail qui ne se déroule pas exactement comme il le souhaite ne fait pas nécessairement l’objet d’un congédiement déguisé. Il ne s’agit pas d’un automatisme et les faits de chaque cas devront être analysés juridiquement avant de pouvoir conclure dans un sens ou dans l’autre.

Sur les auteures

Marie-Hélène Jetté, CRHA, est associée au bureau de Langlois Avocats à Montréal et elle est responsable du groupe droit du travail et de l’emploi. Elle compte plus de 20 ans d’expérience en matière de droit du travail et de l’emploi, de droits et libertés de la personne et de droit administratif. Elle s’intéresse particulièrement aux secteurs pharmaceutique et artistique et possède des compétences particulières en ce qui a trait au harcèlement psychologique, sujet sur lequel elle a donné de nombreuses conférences.

Me Jetté intervient devant les tribunaux civils et plusieurs tribunaux administratifs. Elle représente et conseille fréquemment des employeurs en matière de harcèlement, de discrimination, de santé et sécurité au travail, de normes du travail et de cessation d’emploi, ainsi que sur des questions touchant les réorganisations et les ventes d’entreprises. Elle a également participé à plusieurs négociations en tant que représentante patronale ou conseillère spéciale.

Catherine Cayer, CRHA, est avocate chez Langlois Avocats à Montréal et œuvre au sein du groupe de droit du travail et de l’emploi. Elle s’intéresse à tous les secteurs de ce domaine et plus particulièrement aux questions de litige.

Elle assiste des clients et des collègues dans une grande variété de questions juridiques, notamment en ce qui a trait à l’interprétation et à l’application de conventions collectives et de contrats d’emploi, à l’imposition de mesures disciplinaires, aux normes du travail, aux droits de la personne, à la santé et sécurité au travail et enfin, aux recours possibles devant les tribunaux de droit commun, les organismes administratifs et les arbitres de griefs. Au cours de ses études, Me Cayer a agi à titre d’assistante de recherche à la Cour supérieure dans le cadre d’un stage auprès de la magistrature. De plus, elle s’est distinguée au niveau académique en remportant de nombreux prix d’excellence, notamment pour s’être classée au premier rang en première et en deuxième année au baccalauréat en droit.
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