Le droit comme outil féministe

Sonia Semere
2025-07-03 14:15:00

En février dernier, Me Suzanne Zaccour, directrice juridique de l’Association nationale Femmes et Droit a eu l’occasion de comparaître devant la Cour suprême du Canada dans une affaire qui pourrait redéfinir les recours civils pour les survivantes de violence conjugale : Ahluwalia c. Ahluwalia.
Au cœur de cette affaire : la reconnaissance potentielle d’un nouveau délit civil de violence familiale. Ce développement juridique offrirait aux victimes de violence conjugale un levier important dans les provinces de common law, où aucun cadre spécifique de ce type n’existe encore.
Mais pour Me Zaccour, l’enjeu ne se limite pas à la création d’un délit. Il s'agit aussi de garantir que ce nouveau cadre ne se retourne pas contre les femmes qu’il est censé protéger
Depuis qu’elle occupe le poste de directrice juridique à l’ANFD, l’avocate travaille à faire progresser les droits des femmes en intervenant dans des causes clés devant les tribunaux, en rédigeant des mémoires et en participant à des consultations parlementaires.
Son rôle est à la fois stratégique et militant : elle mobilise les outils juridiques pour influencer la jurisprudence et les politiques publiques.
Comment Me Suzanne Zaccour a-t-elle contribué à l’affaire Ahluwalia c. Ahluwalia? Quel est son rôle au sein de l’Association nationale Femmes et Droit? Et comment met-elle le droit au service de la cause des femmes? Entretien.
Vous êtes récemment intervenue au nom de l’Association nationale Femmes et droit devant la Cour suprême dans l’affaire Ahluwalia c. Ahluwalia. Est-ce que vous pourriez nous en parler davantage?
Ce dossier portait sur la question de la compensation des victimes de violences conjugales, notamment la possibilité d’obtenir des compensations de la part de leur ex-conjoint violent, dans des cas où le délit était reconnu comme étant assez grave, avec une peine potentielle allant jusqu'à 45 ans.
C'était un dossier très médiatisé, surtout en Ontario, qui a eu des retombées nationales. Beaucoup d'organismes féministes ont participé, mais ce que nous avons remarqué, c’est qu'il n’y avait pas vraiment de perspective critique sur un point important : la définition précise de la violence conjugale dans ce contexte.
Nous avons anticipé qu’il pourrait y avoir des abus, où des conjoints violents pourraient essayer d’utiliser ce processus comme une arme contre leurs victimes. Il existe déjà des stratégies, comme l’allégation d’aliénation parentale, que des agresseurs utilisent pour inverser les rôles et se faire passer pour la victime.
En février, j'ai eu l'occasion de présenter nos plaidoiries devant la Cour. J’ai travaillé en collaboration avec d’autres avocats, également impliqués dans ce dossier. Nous avons abordé le dossier sous un angle unique, en insistant sur la nécessité de mettre en place des mécanismes de protection pour que les outils juridiques destinés à aider les victimes de violences conjugales ne puissent pas être détournés par les agresseurs.
Nous avons proposé des solutions concrètes, comme l’ajout de certaines conditions spécifiques pour rendre ces mécanismes plus sécuritaires et efficaces pour les victimes. On attend désormais la décision de la Cour.
Est-ce que vous pourriez nous parler un peu plus en détail de l’association, quel rôle joue-t-elle? Parmi ses missions, il y a cette idée de réformer le droit pour atteindre l’égalité réelle des femmes au Canada. Comment cela se concrétise en pratique?
On a célébré notre 50e anniversaire l’année dernière. Notre mission est de travailler à l’égalité réelle pour toutes les femmes au Canada. Nous poursuivons cet objectif de diverses manières, mais notre principal modèle d’action est la réforme féministe du droit. Cela consiste, par exemple, à informer les parlementaires et à répondre aux projets de loi, principalement au niveau fédéral, mais parfois aussi au provincial.
Nous intervenons devant des comités et des commissions pour signaler aux gouvernements ou aux parlementaires lorsque certains projets de loi risquent de nuire aux droits des femmes, et proposer des améliorations. Nous faisons également pression pour certaines réformes législatives en vue d’améliorer le droit des femmes.
Beaucoup de personnes, même des avocats, des avocates ou des étudiantes en droit, ignorent comment nos lois sont adoptées et comment elles peuvent s’impliquer dans ce processus. Nous mettons donc à leur disposition des outils pour les aider à jouer un rôle actif dans l’avancement de l’égalité. Car, en réalité, toutes les lois au Canada ont un impact sur les femmes, et ces lois affectent généralement les femmes différemment des hommes, pour diverses raisons.
Vous l’avez justement mentionné, l'association existe maintenant depuis 50 ans. Est-ce que vous auriez des exemples concrets d'avancées pour les droits des femmes, peut-être des exemples récents qui vous viennent à l'esprit?
Il y a eu un projet de loi fédéral sur les armes à feu qui a été déposé récemment, contenant des dispositions spécifiques concernant la violence conjugale. Ce projet visait à interdire aux hommes violents d'accéder à des armes à feu, une mesure cruciale, car l'accès aux armes est un facteur de risque majeur pour les féminicides.
Nous avons travaillé activement pour améliorer les dispositions concernant la violence conjugale dans ce projet de loi. Par exemple, il n’y avait initialement pas de délai clair pour la restitution des armes.
Nous avons fait adopter des règles précises : les armes ne doivent pas être remises à des tiers comme les frères des agresseurs, elles doivent être retournées directement aux autorités, et ce processus doit se faire sans exception pour certaines professions. Ces ajustements techniques ont permis de rendre ce projet de loi beaucoup plus efficace.
Pour en revenir à votre rôle, quelle est votre mission en tant que directrice des affaires juridiques?
Mon quotidien est assez varié. Par exemple, j’ai récemment pris la parole lors d’une audition à la commission des institutions. L'Assemblée nationale m’a invitée à témoigner sur un projet de loi, donc je prépare ce genre d’interventions, ainsi que des mémoires ou des avis juridiques. Je prépare également des conférences et des présentations.
J’ai aussi une autre avocate dans l’équipe que je supervise, et nous travaillons souvent avec des bénévoles ou des experts dans différents domaines. En ce moment, je mène un projet de recherche en droit de la famille, un domaine sur lequel je me concentre beaucoup.
En parallèle, je fais également des rencontres de sensibilisation avec des députés, pour les sensibiliser aux enjeux féministes dans la législation.
Comment les questions de droit et de féminisme sont-elles arrivées dans votre vie, et à quel moment avez-vous ressenti que le droit vous permettrait de faire avancer les choses de manière plus significative?
J’ai toujours eu un fort engagement social. Quand j’étais au Cégep, ma conseillère m’a orientée vers le droit, même si à l’origine je m’intéressais plutôt aux sciences. J’ai donc postulé en droit, mais ce n’était pas la matière en soi qui m’attirait, c’était plutôt la dimension sociale et féministe.
Je pense que beaucoup de gens choisissent le droit pour changer les choses, mais parfois, on se perd un peu en chemin à cause des contraintes matérielles de la vie. Pour ma part, ce qui m’a toujours intéressée, c’est la question du féminisme. Quand j’ai commencé mes études, ma principale question était : Comment le droit impacte-t-il les femmes? C’était vraiment ce qui me motivait à poursuivre.
Je parle souvent de ça avec les étudiants, je vais dans les facultés, parce que j’aime les encourager à réfléchir à comment réformer le droit de manière plus équitable.