Comment déterminer la culpabilité d’un automobiliste lors d’un accident mortel?

Radio Canada
2025-08-19 12:00:40

Quels sont les paramètres légaux de notre système de justice qui permettent de décider si un automobiliste est coupable dans un accident mortel? Voici quelques éléments de réponse. Les accidents mortels se sont multipliés sur nos routes, cet été. Ces événements bouleversent des familles et communautés entières.
Dans certains cas, les automobilistes visés s’en tirent sans accusations criminelles. Pourquoi? Le système de justice québécois prend en considération une panoplie de facteurs pour déterminer s’il punira quelqu'un dans des accidents de la route, qu’il y ait ou non des victimes.
La professeure titulaire à la Faculté de droit de l’Université de Montréal, Anne-Marie Boisvert, ainsi que l’avocate et vulgarisatrice juridique chez Éducaloi, Me Aurélie Gagnon, se sont penchées sur la question.
La faute
D’emblée, les deux spécialistes apportent une précision cruciale au sujet de la loi. Pour être accusé, l’automobiliste doit commettre une faute.
« Il faut que le comportement corresponde à une infraction. (…) Ce n’est pas tout d'avoir causé la mort, il faut l'avoir fait en commettant une faute », explique Anne-Marie Boisvert. C’est à la Couronne, donc à l’État, qu’incombe la responsabilité de prouver hors de tout doute raisonnable qu’il y a eu faute.
« Quand la police va arrêter quelqu'un après un événement comme ça, elle va faire enquête et ensuite déposer son rapport au procureur des poursuites criminelles et pénales. Ensuite, c'est le procureur et le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) qui vont décider si accusations il y a », indique Aurélie Gagnon.
Cela dit, la faute commise doit répondre à certaines exigences pour mener à des accusations criminelles. Il faut que le décès découle d'une faute criminelle, précise la professeure Boisvert.
La loi et le Code de la sécurité routière
Il existe une différence cruciale entre une faute criminelle et une faute à l'égard du Code de la sécurité routière.
« Le Code de la sécurité routière a beaucoup de règles qui, quand elles sont enfreintes, mènent à des amendes, par exemple, à des contraventions. (…) Par exemple, ne pas faire un arrêt obligatoire, c'est une infraction du Code de la sécurité routière, mais ce n’est pas nécessairement un crime », mentionne Me Aurélie Gagnon. Un manquement au Code de la sécurité routière, c’est un feu rouge grillé, un arrêt mal fait.
Une faute criminelle implique un geste plus grave.
C’est pourquoi il existe une série de critères pour déterminer si la faute commise, le cas échéant, correspond à l’un de ces crimes.
« Une simple inattention momentanée, le fait de ne pas avoir vu quelqu'un, par exemple, ça ne va pas nécessairement être une conduite dangereuse causant la mort. Il y a énormément de facteurs. La jurisprudence est très, très, très vaste sur le sujet », explique Me Gagnon.
La personne raisonnable et l’écart marqué
L’un de ces critères : la personne raisonnable. Un concept très abstrait selon la professeure Anne-Marie Boisvert et Me Aurélie Gagnon, mais très important.
« Le concept de personne raisonnable, c'est un concept qui revient très souvent en droit et surtout en droit criminel », ajoute Me Gagnon. La personne raisonnable, c’est donc une personne moyenne, sans aptitude particulière, sans notion de conduite incroyable, placée dans les mêmes circonstances.
En se fondant sur le concept de personne raisonnable et fictive, on se demandera comment aurait réagi une telle personne lambda dans le même contexte. « C’est une abstraction qui renvoie aux attentes de comportement qu’on a », précise la professeure Boisvert. Ces attentes vont toutefois varier selon la situation.
Si l’accident s’est produit en pleine tempête de neige au beau milieu de la nuit, les attentes seront différentes que s’il avait eu lieu par un jour d’été ensoleillé. Dans le cas, par exemple, d’un automobiliste qui grille un feu rouge et happe mortellement un piéton, est-ce qu’une personne raisonnable aurait effectué la même manœuvre dans les mêmes circonstances? C’est la question à laquelle les représentants tenteront de répondre.
Mais encore, si on détermine qu’il y a bel et bien eu un écart entre ce que la personne réelle a fait et ce que la personne raisonnable et fictive aurait fait, il faut que cet écart soit marqué et important, précisent les deux spécialistes. La professeure Anne-Marie Boisvert est claire : il ne suffit pas de s’écarter de la norme de personne raisonnable pour être accusé.
« Quand on s'écarte de la norme de conduite de la personne raisonnable, on est imprudent, on est négligent. En droit criminel, ce n'est pas assez. (…) Pour les infractions de conduite dangereuse, il faut s'écarter, nous dit la jurisprudence, de façon marquée », mentionne Mme Boisvert.
« La négligence criminelle exige un écart marqué et important, mais le fait d'excéder la vitesse permise, ce n'est pas nécessairement un écart marqué et important », poursuit-elle.
« Le seuil est très élevé, donc on va vraiment parler d'un écart marqué par rapport à ce qu'une personne raisonnable aurait fait dans les mêmes circonstances », ajoute Me Aurélie Gagnon.
L'assurance sans égard à la responsabilité et la SAAQ
Une autre particularité du Québec : le régime d’assurance automobile du Québec sans égard à la responsabilité. S’il ne semble pas avoir d’influence apparente sur des accidents du genre, il affecte très certainement la manière dont les familles des victimes peuvent obtenir réparation par la suite.
« Le no-fault va prévoir qu'il n'y a aucune poursuite civile qui est possible en cas de dommages corporels liés à un accident de la route au Québec. Donc, l'indemnisation aux victimes, aux familles, va être faite via la SAAQ, peu importe qui est responsable », explique Me Aurélie Gagnon.
Celle qui agit comme vulgarisatrice chez Éducaloi mentionne que, de cette façon, on ne peut pas décider, par exemple, d'aller en Cour supérieure du Québec pour poursuivre la personne qui a malheureusement tué notre proche ou qui nous a fait même à nous des dommages corporels en raison d'un accident de la route.
Cependant, il est possible d’entamer des actions judiciaires pour des dommages matériels. Le choix de société fait par le Québec a de multiples conséquences, fait valoir Aurélie Gagnon.
« Au Québec, on assure qu’il y ait une indemnisation qui est faite dans ces cas-là, sans qu'on ait besoin de prouver la faute, de prouver le préjudice, de prouver énormément de facteurs qui peuvent être très difficiles à prouver en matière d'accident de la route. C'est justement pour ça qu'au criminel, ce sont des cas qui sont très complexes. Ce sont des cas qui peuvent être très longs ».
La frontière entre moralité et criminalité
En terminant, Anne-Marie Boisvert et Aurélie Gagnon invitent la population à s’informer davantage sur le cadre de la loi au Canada et au Québec. Lors d’événements aussi tragiques que des accidents mortels, il peut être difficile d’y voir clair.
« Une faute morale n'égale pas la responsabilité criminelle. (…) Si dans la situation, la personne n'a pas agi parfaitement, a fait des erreurs, n'a pas été attentive, a fait des oublis, ça ne veut pas dire que c'est criminel », soutient Me Gagnon.
Anne-Marie Boisvert abonde dans ce sens. Une réflexion sur nos réflexes passionnels et notre notion de la justice est nécessaire. Les poursuites criminelles sont lourdes de sens, et on ne doit pas y avoir recours en faisant fi du contexte.
« La démarche de droit criminel, elle va s'instaurer entre l'État puis la personne dont on veut retenir la culpabilité. On mobilise les ressources de l'État pour punir et le fondement de la punition, ça va être la preuve d'une faute », explique Anne-Marie Boisvert.
« C’est peut-être l’outil le plus imparfait, parce qu’il arrive après coup », ajoute-t-elle.