« La loi prévient la violence contre les prostituées »
Radio -canada
2022-10-05 11:49:00
Un groupe de travailleurs du sexe soutient au contraire que la loi enfreint leurs droits à la sécurité et aux libertés d'expression et d'association, ce qui rend leur travail plus dangereux.
Au deuxième jour des audiences sur la constitutionnalité de la loi sur la prostitution, les avocats du gouvernement fédéral reconnaissent que la loi est sujette à l'interprétation, que l'enjeu est complexe et qu'il faut l'interpréter dans son ensemble et non article par article.
Les procureurs s'appuient largement sur la jurisprudence que la Cour d'appel de l'Ontario a créée en déboutant N.S., un travailleur du sexe de Newmarket qu'on ne peut identifier. Le plus haut tribunal de la province avait statué que les trois articles contestés de la loi fédérale en matière de prostitution étaient bien constitutionnels.
Ces articles portent sur l'offre publicitaire de services sexuels, l'obtention d’un avantage pécuniaire contre de tels services et la participation d'une tierce partie à des activités liées à la prostitution.
Me Joseph Cheng explique que la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation permet d'immuniser les prostituées contre des poursuites criminelles et de pénaliser à leur place les clients.
Il souligne que le modèle dit scandinave est une réponse du gouvernement de 2014 à l'arrêt Bedford de la Cour suprême du Canada, qui avait statué que la loi antérieure était bien anticonstitutionnelle.
Aujourd'hui, la loi criminalise l'achat de services sexuels plutôt que l'offre de tels services, si bien que ce sont les clients qui sont poursuivis. Le proxénétisme et toute publicité de services sexuels sont également prohibés.
Me Cheng explique que plusieurs versions de ce modèle ont, depuis sa création en Suède, été intégrées à la loi sur la prostitution en Norvège, en Islande, en Irlande et en France. « Seuls la Nouvelle-Zélande et certains États d'Australie ont décriminalisé la prostitution sur leur territoire », dit-il.
Il ajoute que les Pays-Bas ont plutôt choisi la voie de la légalisation, qui permet de réguler les activités entourant la prostitution en en faisant un métier réglementé comme les autres. Son collègue, Michael Morris, rappelle que certains articles de la loi sont « des mesures de sécurité », qui permettent de limiter les activités des travailleurs du sexe.
Les deux procureurs expliquent que la loi doit rendre les communautés plus sûres en protégeant les victimes et les collectivités contre ce qu'ils qualifient de « préjudice social » causé par la prostitution.
Ils affirment que la loi considère que les travailleurs du sexe sont des victimes, qu'ils sont vulnérables et qu'il faut briser la demande de services sexuels pour mieux les protéger. Les femmes et les filles sont, selon eux, touchées de façon négative et disproportionnée par le commerce du sexe.
Les avocats du gouvernement soutiennent par ailleurs que la prostitution perpétue des inégalités sociales et ne fait que marginaliser davantage des personnes comme les Autochtones par exemple.
« La loi ne cause toutefois aucun tort ni aucun préjudice aux travailleurs du sexe », déclare Me Cheng, qui précise qu'il existe en revanche des dangers associés à l'achat de services sexuels, comme la violence et l'exploitation.
Les travailleurs du sexe ne peuvent toutefois évoquer leur droit à la sécurité inscrit à la Charte, puisque certaines de leurs activités demeurent illégales, comme la publicité ou l'embauche de tierces parties comme des gardes du corps.
L'interdiction de la publicité doit par exemple permettre, selon eux, de réduire la sollicitation de tels services et non rendre le travail des prostituées plus sécuritaire. Il n'existe en outre aucun refuge sécuritaire pour les travailleurs du sexe, ni dans la rue ni dans une maison close.
Les procureurs ajoutent que le fait de tirer profit de la demande de services sexuels présente en outre un risque d’exploitation trop élevé pour les prostituées. Ils précisent que la prostitution n'est en fait qu'une forme d'exploitation et que l'objectif de la législation est d'en décourager si possible la pratique.
La loi prévoit d'ailleurs que le gouvernement s'engage à offrir à des organismes communautaires 20 millions de dollars sur cinq ans pour encourager les travailleurs du sexe à sortir de leur situation.
À ce sujet, Me Cheng a d'ailleurs voulu soumettre, en vain, au juge un rapport du ministère fédéral de la Justice sur les compilations de données concernant ces aides financières. En vertu de la loi, ces organismes doivent soumettre au ministère une étude faisant état de la façon dont ils ont utilisé cet argent pour détourner les travailleurs du sexe de leur commerce.
L'avocat de l'Alliance, Michael Rosenburg, s'y est toutefois opposé en faisant valoir que ce rapport était incomplet dans la mesure où les agences qui soutiennent les prostituées n'ont pu y présenter leurs avis sur l'insécurité de la profession.
Me Cheng a toutefois réussi à faire accepter en preuve le rapport du Comité permanent de la justice et des droits de la personne sur la prévention des risques dans l'industrie canadienne du sexe, qui date de juin 2022.
Le procureur explique que rien n'indique dans ce rapport que la loi actuelle est anticonstitutionnelle. Il suggère que « le commerce du sexe est toujours matière à un débat polarisé et que le gouvernement continue de travailler sur la question ».
Des organismes communautaires, comme la Maison Stella de Montréal, avaient participé aux consultations du comité, ainsi que d'autres organismes qui étaient en revanche contre la décriminalisation de la prostitution.
Dans cette cause, les avocats des travailleurs du sexe (l'Alliance et six plaignantes individuelles) affirment que la loi est contre-productive, parce qu'elle favorise la stigmatisation des prostituées et encourage la violence à leur encontre plutôt que d'en réduire les risques.
Ils ajoutent que la loi est contradictoire, puisqu'elle immunise les prostituées contre des poursuites, mais criminalise dans le même temps certaines de leurs activités.
Selon eux, les travailleurs du sexe ont tout autant le droit d'être protégés par la loi, peu importe que leur occupation soit illégale ou non. Or, rien ne les met à l'abri de la violence de leurs clients.
La directrice générale de la Maison Stella, Sandra Wesley, affirme que le gouvernement ne se préoccupe pas en fait du sort des travailleurs du sexe contrairement à ce que ses avocats avancent, parce que leurs activités restent illégales malgré l'adoption du modèle scandinave.
Les plaidoiries ont été ajournées à jeudi.