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Profilage racial : la décision qui change les règles du jeu

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Élisabeth Fleury

2025-08-13 10:15:54

Un arrêt qui redéfinit comment prouver la discrimination devant les tribunaux. les avocats sont?

La Cour d’appel accueille l’appel de deux policiers de la Ville de Gatineau contre une décision du Tribunal des droits de la personne et des droits de la jeunesse concluant au profilage racial.

Manon Savard, Benoît Moore et Judith Harvie - source : Cour d'appel du Québec

La décision a été rendue le 1er août par la juge en chef Manon Savard pour des motifs auxquels ont souscrit les juges Benoît Moore et Judith Harvie.

Les appelants, les policiers de Gatineau Matthieu Lambert et Christopher Perron, étaient représentés par Mes Frédéric Nadeau et Amélie Souliez, de RBD Avocats.

Mes Geneviève M. Griffin et Isabelle Gilles, de Bitzakidis Clément-Major Fournier, agissaient au nom de la Commission des droits de la personne et de Luck Kahila Nkamba, les intimés.

La Ville de Gatineau, qui a décidé de ne pas se pourvoir en appel, était quant à elle représentée par Me Pierre Rogué.

Cette décision de la Cour d’appel réaffirme la nécessité d'une preuve solide et circonstantielle pour établir la discrimination, même dans les cas de profilage racial, et clarifie les rôles et les fardeaux de preuve dans de telles affaires.


Frédéric Nadeau et Amélie Souliez - source : RBD Avocats
Le contexte


L’affaire remonte au 16 février 2018. Vers 3 h du matin, M. Nkamba, un homme noir, se trouve dans un taxi Uber lorsque deux policiers l'interceptent. Ces derniers avaient remarqué que M. Nkamba ne portait pas sa ceinture de sécurité.

L’appelant, qui refuse de s'identifier, est menotté et fouillé. Il est libéré 15 minutes plus tard avec deux contraventions, l'une pour ne pas avoir porté sa ceinture de sécurité et l'autre, pour avoir refusé de s'identifier.

À la suite de cette intervention, M. Nkamba dépose une plainte pour profilage racial auprès de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse.

Il faut savoir qu’environ deux mois et demi avant cet événement, en novembre 2017, M. Nkamba avait été intercepté alors qu’il arrivait chez lui en taxi par deux autres policiers de la Ville de Gatineau, qui lui avaient là aussi remis deux constats d’infraction, l’un pour avoir marché sur la chaussée alors qu’il y avait un trottoir, et l’autre, pour avoir refusé de s’identifier.

La décision du Tribunal des droits de la personne

Dans sa décision rendue le 4 mai 2023, le Tribunal des droits de la personne a conclu que, contrairement à son témoignage, M. Nkamba ne portait pas sa ceinture de sécurité lorsque les policiers Lambert et Perron ont décidé d’intercepter le véhicule et que c’est uniquement pour cette raison qu’ils sont intervenus.

Comme ils ignoraient jusqu’alors que les deux occupants du véhicule étaient de race noire, leur intervention auprès de M. Nkamba n’était donc pas le fruit d’un profilage racial, a tranché le Tribunal, qui a aussi déterminé que les policiers étaient justifiés de procéder à son arrestation vu son refus de s’identifier après avoir été informé de l’infraction qui lui était reprochée (omission de porter sa ceinture de sécurité).

Le Tribunal des droits de la personne a toutefois estimé que le menottage de M. Nkamba constituait un traitement inhabituel, que celui-ci avait un lien avec sa race et que ce traitement a eu pour effet de détruire ou de compromettre son droit à l'égalité.

Selon le Tribunal, la conduite des policiers à cet égard constituait donc du profilage racial. Pour compenser le préjudice que M. Nkamba aurait subi en raison de ce comportement discriminatoire, le Tribunal a condamné solidairement la Ville de Gatineau et les policiers à lui verser 7 500 $ en dommages-intérêts.

Geneviève M. Griffin et Isabelle Gilles, de Bitzakidis Clément-Major Fournier - source : LinkedIn

Il a également condamné chacun des policiers à lui verser 1 000 $ à titre de dommages-intérêts punitifs au motif qu’ils savaient ou ne pouvaient ignorer qu’en menottant M. Nkamba, ils provoqueraient chez lui un sentiment d’injustice.

Les policiers contestent le jugement

Les policiers Matthieu Lambert et Christopher Perron ont fait appel de cette décision. Ils ont contesté deux points principaux : la conclusion de discrimination et l’octroi de dommages punitifs.

Les appelants ont soutenu que le Tribunal des droits de la personne avait commis une erreur en concluant à l'existence d'un traitement différencié (le menottage) et, surtout, en établissant un lien entre ce traitement et la race de M. Nkamba.

Ils ont également contesté la décision du Tribunal de leur imposer des dommages-intérêts punitifs, arguant que le Tribunal ne pouvait pas conclure à une atteinte intentionnelle aux droits de M. Nkamba, surtout après avoir reconnu que leurs actions auraient pu être influencées par des préjugés raciaux inconscients.

Pierre Rogué - source : LinkedIn
La décision de la Cour d'appel : une erreur de droit


La Cour d'appel a accueilli l'appel des policiers, estimant que le Tribunal des droits de la personne avait commis une erreur de droit dans son analyse. Selon elle, le Tribunal n'a pas respecté le cadre juridique pour prouver la discrimination.

Pour prouver la discrimination, le plaignant doit établir, par une preuve prépondérante, trois éléments : un traitement différencié, un lien avec un motif interdit (comme la race) et un préjudice.

La Cour d’appel a jugé que le Tribunal des droits de la personne avait erronément créé une présomption de discrimination. Le tribunal de première instance a en effet conclu que, puisque le menottage était un traitement « inhabituel » et qu'il n'y avait pas d'autre explication évidente, la décision des policiers ne pouvait être due qu'à la race de M. Nkamba.

Selon la juge en chef Savard, le Tribunal s'est basé sur une « impression » et non sur des faits « graves, précis et concordants ».

En d'autres termes, le Tribunal a confondu les étapes de l'analyse en concluant à un lien de causalité entre le menottage et la race, sans que la preuve ne l'établisse de façon prépondérante.

Dans sa décision, la Cour d’appel rappelle que le fardeau de la preuve repose sur le plaignant et non sur les policiers, qui n'ont pas à prouver qu'ils n'étaient pas influencés par la race. Ce faisant, le Tribunal a renversé le fardeau de la preuve, une erreur fondamentale en droit.

La Cour d’appel estime également que l'octroi de dommages-intérêts punitifs n'était pas justifié puisque le Tribunal avait lui-même conclu que les policiers avaient agi sous l'influence de préjugés « inconscients », et non d'une intention de nuire.

En conséquence, les juges Savard, Moore et Harvie ont accueilli l'appel des policiers et infirmé en partie le jugement du Tribunal. Ils ont plus particulièrement annulé la condamnation des deux policiers à payer des dommages-intérêts compensatoires de 7 500 $ et des dommages-intérêts punitifs de 1000 $ chacun.

La condamnation de la Ville de Gatineau à verser 7 500 $ à M. Nkamba en dommages-intérêts pour préjudice moral est maintenue, la Ville n'ayant pas porté sa condamnation en appel.

La Commission des droits de la personne a fait savoir à Droit-inc qu’elle allait prendre le temps d’analyser la décision de la Cour d’appel « afin de déterminer les prochaines étapes ».

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