Une indemnité record de 81 000 $ pour une reprise de logement illégale

Radio Canada
2025-06-02 15:00:37
Le Tribunal administratif du logement du Québec a condamné des propriétaires à des dommages et intérêts records pour avoir agi de mauvaise foi. L’avocat?

Hélène Trépanier était une jeune cinquantenaire quand elle a trouvé un grand six et demie au cœur d’Outremont, au début des années 1990. Le loyer mensuel, de 500 $ au départ, n’augmentera qu’à 650 $ pendant les 23 années où la professeure de piano y habitera. En décembre 2017, le triplex change de propriétaires.
Quelques jours plus tard, Yehuda Rothbart et sa femme Judith Bleier envoient un avis de reprise de logement à Mme Trépanier : ils souhaitent loger leur fille Faguie, qui vient de se marier, dans l'appartement situé au dernier étage.
Hélène Trépanier refuse de quitter son appartement, invoquant la loi dite « Françoise David », adoptée en 2016 à l'initiative de l'ex-députée de Québec solidaire, qui établit les critères pour le maintien dans les lieux. La loi stipule qu’un locataire ne peut être évincé s’il a plus de 70 ans et s’il occupe le logement depuis au moins 10 ans. Mme Trépanier consent finalement à laisser son logement aux nouveaux propriétaires le 1er juillet 2018.

Mais la fille des propriétaires n’emménagera jamais dans l’appartement. Après le départ de Mme Trépanier, explique Yehuda Rothbart, les choses ont évolué différemment. Et nous avons fait une erreur que nous regrettons. Un problème de varices lié à la grossesse de leur fille est la raison avancée pour expliquer le désistement : elle ne serait pas en mesure de monter toutes les marches.
L'erreur à laquelle M. Rothbart fait référence, c’est le fait d’avoir remis immédiatement le bien sur le marché. Une amie prévient Hélène Trépanier au courant de l’été 2018 : son appartement est à louer sur un site de petites annonces. De son côté, elle a signé un bail pour un logement deux fois plus petit, mais deux fois plus cher.
De nouveaux locataires emménagent dans son ancien six et demie, pour un loyer mensuel ajusté à 1800 $. Soyons clairs, nous n’avons jamais réalisé aucun profit avec ce logement, argumente M. Rothbart, qui exerce le métier de gestionnaire d’immeubles locatifs. Nous l’avons simplement mis au "prix du marché" pour couvrir les frais.
Je me suis sentie flouée, dit la pianiste aujourd’hui âgée de 83 ans. Mais j’ai toujours eu des doutes. Elle se rappelle la rapide visite de Faguie et de son mari au printemps 2018, lorsqu’ils étaient censés emménager quelques mois plus tard. Quand ils sont partis, je me suis dit que c’était la première et la dernière fois qu’ils venaient dans cet appartement. La juge verra les choses de la même façon quelques années plus tard.
« Les véritables intentions »

Hélène Trépanier ouvre un dossier au Tribunal administratif du logement en 2019 pour contester une reprise de mauvaise foi. COVID-19, reports d’audiences, délais… le jugement sera finalement rendu en septembre 2024. La juge Amélie Dion note d’abord que, lorsque le projet d’installer leur fille a pris une autre tournure, les propriétaires se sont aventurés hors du cadre de la loi.
« Le locateur n’a pas communiqué cette nouvelle information à la locataire, laquelle aurait pu vouloir retourner dans son logement. Le locateur a fait fi de la loi comme si elle n’existait pas et n'a pas demandé au Tribunal la permission de relouer le logement, lui, un gestionnaire immobilier. Le locateur a ensuite reloué rapidement au triple du loyer le logement visé par la reprise ».
La juge Dion souligne surtout que le retournement de situation qui a coïncidé avec le départ d’Hélène Trépanier réunissait suffisamment d’indices pour voir clair dans les motivations des nouveaux propriétaires.
Les dommages matériels, punitifs et moraux, ainsi que les frais et les intérêts, font culminer les indemnités à 81 447 $. Le couple veut porter la décision en appel, mais l’un des courriers sera remis après l’expiration du délai. L'appel est refusé.
Un montant pas suffisamment dissuasif?

« Que ce soit un dossier d’éviction ou de reprise de mauvaise foi, c’est le plus gros montant qui ait jamais été accordé à un locataire pour ce type de situation là », précise Me Julien Delangie. Hélène Trépanier, qui vient de recevoir les indemnités, se réjouit principalement de l’effet que cela pourrait avoir sur d’autres procédures.
Yehuda Rothbart et Judith Bleier - représentés par Me Jean-Olivier Berthiaume, de Justiciable Inc. - sont conscients que leur affaire pourra servir de leçon à des propriétaires qui tentent de contourner la loi, mais ils soutiennent que ce n’était pas leur cas et qu’ils ont toujours agi de bonne foi, dans l’intérêt de leur famille et d’Hélène Trépanier. Malgré le montant record, Me Julien Delangie juge que la condamnation n’est pas suffisamment dissuasive.
Il calcule que le changement de locataire et donc de loyer a généré près de 83 000 $ de revenus supplémentaires entre 2018 et 2024, sans compter les possibles augmentations annuelles. Il estime que le TAL devrait être autorisé à fixer le loyer actuel du logement qui était au cœur du dossier, afin que la faute commise en 2018 ait des répercussions à long terme.