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Une policière gagne sa bataille de 20 ans contre le harcèlement systémique

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Élisabeth Fleury

Élisabeth Fleury

2025-07-28 15:00:29

Surnommée « Voldemort » par ses collègues, une policière obtient gain de cause devant le tribunal qui dénonce un « climat de travail toxique ».

Après plus de 20 ans de harcèlement psychologique, une policière de la Ville de Saguenay vient de remporter une victoire devant le Tribunal administratif du travail, qui critique sévèrement l'employeur pour avoir maintenu un « climat de travail malsain » et abusé de son droit de gestion.

Chantale Girardin - Source : LinkedIn
Dans une décision détaillée rendue le 30 juin dernier, la juge administrative Chantale Girardin a donné raison sur toute la ligne à Audrey Boily, reconnaissant que ses deux dernières réclamations pour lésions professionnelles étaient directement liées au harcèlement systémique qu'elle subissait depuis 2003.
Amélie Soulez - Source : RBD Avocats

La demanderesse a pu compter sur les services de Me Amélie Soulez (RBD Avocats) pour la représenter.

La Ville de Saguenay comme partie mise en cause était pour sa part défendue par Me Émilie Morin-Gravel, alors que la CNESST comme partie intervenante était représentée par Me Marie-Douce Fugère.

Emilie Morin-Gravel - Source : Clearway
Un calvaire qui débute en 2003

Policière patrouilleuse depuis 2000, la vie d’Audrey Boily bascule en juillet 2003 lorsqu'elle est transférée au poste de Jonquière dans le contexte de la fusion municipale.

« Cette promotion a dérangé plusieurs de ses collègues de l'arrondissement de Jonquière qui voyaient une injustice à ce qu'une policière de l'arrondissement de Chicoutimi puisse obtenir sa permanence avant eux », peut-on lire dans le jugement.

Le Tribunal précise que « son nouveau milieu de travail était majoritairement masculin et que les femmes n'étaient pas les bienvenues dans leur équipe ».

Les comportements déviants ne tardent pas à se manifester : commentaires désobligeants, rejet concerté, isolement, ragots, et même des comportements mettant sa sécurité physique en danger. Ses collègues lui attribuent le surnom de « Voldemort », en référence au personnage de Harry Potter dont on ne doit pas prononcer le nom.

Une première victoire en 2007

Le 20 janvier 2005, Audrey Boily consulte sa médecin qui diagnostique un trouble de l'adaptation avec anxiété et recommande un arrêt de travail « dans un contexte de harcèlement au travail ». Malgré les difficultés vécues, la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) refuse initialement de reconnaître sa lésion professionnelle.

Ce n'est qu'en mai 2007, après un accord de conciliation, que les parties reconnaissent enfin que « les circonstances décrites par la travailleuse constituent du harcèlement psychologique en milieu de travail ». La Commission lui octroie une atteinte permanente de 18 % à l'intégrité psychique.

Une série de récidives

Malgré cette reconnaissance, le calvaire d'Audrey Boily ne fait que commencer. Le Tribunal documente une série de récidives en 2011, 2018, 2020 et 2022, chacune liée aux conditions de travail toxiques maintenues par l'employeur.

Le jugement révèle des détails troublants sur l'acharnement dont elle fait l'objet. « Ses collègues de travail surveillaient constamment les agissements de celle-ci et n'hésitaient pas à dénoncer chaque oubli, carence ou geste non conformes directement à la direction, même si ceux-ci étaient bien souvent tolérés par tous », mentionne-t-on.

Un exemple : lors d'une utilisation inappropriée d'un véhicule de service, elle reçoit une suspension alors que son collègue, dans la même situation, n'est pas sanctionné.

L'employeur sermonné

La juge Girardin n'y va pas de main morte dans sa critique de la Ville de Saguenay. « Le Tribunal estime que l'employeur, dans bien des décisions ayant été prises dans le dossier de la travailleuse, a abusé de ce droit de gestion et ne l'a pas utilisé de manière raisonnable et équitable », écrit-elle.

Le Tribunal dénonce notamment l'intrusion dans la vie privée de la policière, sanctionnée pour des publications Facebook personnelles sans lien avec son travail. « Le Tribunal ne comprend pas en quoi un désaccord entre un commerçant et un consommateur peut entacher l'image de la profession d'agente de la paix », observe la juge.

Plus grave encore, l'employeur a systématiquement ignoré les limitations fonctionnelles émises par les médecins, qui recommandaient notamment qu'elle évite de travailler « en contact étroit avec des collègues ou supérieurs ayant joué un rôle dans les situations de harcèlement ».

Les événements de 2020 et 2022

Les deux dernières réclamations d'Audrey Boily illustrent comment sa fragilisation progressive l'a rendue vulnérable aux décisions de l'employeur.

En mars 2020, l'annonce de la fermeture de son poste d'accueil à Chicoutimi, couplée au refus de télétravail pendant la pandémie, provoquent une nouvelle récidive. « Elle allait être confrontée au quotidien à plusieurs de ses collègues qui lui attribuaient le surnom de "Voldemort" et de certains supérieurs qui ont joué un rôle important dans le harcèlement », note le tribunal.

En juin 2022, une suspension administrative basée sur des reproches mineurs – une livraison de sandwichs oubliés sur un comptoir qui ont dû être jetés, par exemple – devient la goutte qui fait déborder le vase. La rencontre disciplinaire ne dure que sept minutes, mais suffit à replonger la policière dans la détresse.

Une expertise médicale accablante

L'expertise du psychiatre Michel Gil, privilégiée par le tribunal, résume la détérioration progressive d'Audrey Boily. « Depuis 2005, elle décrit un sentiment de devenir toujours de plus en plus fragilisée, fragilité qui augmente après chaque arrêt de travail », rapporte le tribunal.

Le spécialiste confirme que ses difficultés de concentration et sa fragilité émotionnelle, conséquences directes du harcèlement, sont à l'origine des erreurs qui lui sont reprochées par l'employeur, créant un cercle vicieux.

Pour la juge Chantal Girardin, il ne fait pas de doute que « c'est l’ensemble de ces événements, de ces séquelles fonctionnelles découlant du harcèlement psychologique subi durant des années qui sont responsables de la modification négative de l’état de santé de la travailleuse ».

La juge a donc infirmé les décisions de la CNESST rendues les 14 juin 2021 et 22 février 2023 à la suite de révisions administratives et déclaré que la demanderesse avait bel et bien droit aux prestations prévues par la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles.

Une victoire aux implications importantes

Ce qui ressort du jugement, c’est non seulement que les employeurs ne peuvent invoquer leur droit de gestion pour justifier le non-respect des limitations fonctionnelles, mais aussi que les décisions de gestion peuvent constituer du harcèlement lorsqu'elles s'inscrivent dans un contexte toxique.

Au passage, la juge Chantal Girardin déplore que la travailleuse ait dû, en plus de subir du harcèlement psychologique de manière continue durant plus de 20 ans, se battre pour faire reconnaître, tant auprès de son employeur que de la Commission, qu’elle a été victime de lésions professionnelles.

Selon elle, il est « anormal » qu’une travailleuse ait à contester chacune des décisions de la Commission découlant de ses réclamations au Tribunal.

« Ces nombreuses décisions défavorables et qui ont toujours eu une conclusion favorable débordent de ce qui est normalement acceptable dans le cadre de la gestion de ce type de dossier », écrit la juge Girardin.

« Même dans le présent dossier, la Commission avait encore une fois refusé de reconnaître une lésion professionnelle en date du 14 juin 2022 et a finalement admis, dans son argumentation écrite, qu’elle a initialement rendu une mauvaise décision en raison du manque d’informations », sermonne encore la juge.

Le Tribunal nous apprend d’ailleurs qu’aucune enquête formelle concernant les plaintes de la travailleuse pour harcèlement psychologique au travail n'a été réalisée en 20 ans.

Aujourd’hui, Audrey Boily ne pratique plus le métier de policière, qu’elle « adorait », mentionne-t-on dans le jugement.

Le travail des procureures souligné

La juge Chantal Girardin a par ailleurs tenu à souligner dans sa décision « l’excellent travail, la collaboration et le professionnalisme » des procureures des parties en cause dans ce dossier.

« Leur travail acharné ainsi que leur capacité d’adaptation ont permis au Tribunal d’obtenir l’ensemble des éléments pertinents tout en respectant les circonstances particulières entourant ce dossier », félicite la juge Girardin.

Droit-inc n’a pas été en mesure de s’entretenir avec l’avocate de la demanderesse, actuellement en vacances. Il n’avait pas été possible non plus de joindre les procureures de la Ville de Saguenay et de la CNESST au moment de mettre cet article en ligne.

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1 commentaire
  1. Daniel Laflamme
    Daniel Laflamme
    il y a un mois
    Agent de sécurité et ex-agent correctionnel à Québec
    Au début du siècle j'ai vécu quelque chose de très semblable au Centre de détention de Québec, mais je n'ai pas reçu la même aide. Au début le tribunal du travail m'a donné raison mais le MSP n'a eu qu'à demander une révision judiciaire et à s'entendre avec le syndicat pour renverser définitivement la décision. J'ai été psychologiquement très affecté même après toutes ces années. Je suis heureux que Mme Boily ait enfin pu faire reconnaître tous les dommages que le harcèlement peut provoquer.

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