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La clause dérogatoire: arme de démagogie massive?

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Stéphane Beaulac

2016-03-16 11:15:00

Si les libertés fondamentales constituent une dimension cruciale de notre système démocratique, leur dérogation ne devrait pas être prise à la légère selon ce juriste…
Stéphane Beaulac est professeur titulaire à l'Université de Montréal et membre du Barreau de l’Ontario
Stéphane Beaulac est professeur titulaire à l'Université de Montréal et membre du Barreau de l’Ontario
Dans un passé pas si lointain, à l’automne 2010, rugissait au Québec un vif débat sur l’opportunité de recourir à la clause dérogatoire – souvent appelée clause « nonobstant » – prévue à l’article 52 de la Charte québécoise et à l’article 33 de la Charte canadienne.

La discussion concernait la réponse de l’Assemblée nationale au jugement de la Cour suprême dans l’arrêt Nguyen (2009), en matière de droit à l’instruction dans la langue minoritaire anglaise au Québec, et à la problématique des écoles passerelles. D’aucuns ont souligné à l’époque qu’à cet égard, le PLQ et le PQ étaient des alliés objectifs : les deux utilisaient la rhétorique incendiaire de la clause dérogatoire, mais pour des raisons foncièrement différentes, voire opposées.

Écoles passerelles

En effet, sur toutes les tribunes, notamment la ministre Christine St-Pierre répétait ad nauseam que le gouvernement libéral ne porterait pas l’odieux de déroger aux droits humains, en fermant l’échappatoire des écoles passerelles. En revanche, l’opposition officielle péquiste utilisait l’occasion pour marquer des points, en insistant qu’à titre de seul vrai défenseur du fait français au Québec, eux n’hésiteraient pas à utiliser la clause nonobstant.

Foire d’empoigne fondée sur une prémisse commune, mais qui faisait malheureusement oublier un élément de base : avant de parler de possible dérogation, encore faut-il avoir identifié un droit fondamental. Or, quelques constitutionnalistes – j’en étais – s’évertuaient à expliquer encore et encore que ça n’existe tout simplement pas (ni au Québec, ni au Canada, ni à l’international) un droit à l’éducation dans la langue de son choix.

Ainsi, pour répondre à Nguyen, il suffisait de fermer complètement la porte à l’option des écoles passerelles. Comment? Si l’on veut respecter les diktats de la Cour suprême? Simple : en limitant, strictement, les certificats d’éligibilité à l’école anglaise aux élèves remplissant les critères d’admissibilité de la Loi 101 (soit un parent ayant reçu son éducation en anglais au pays; soit l’élève, ou la fratrie, qui a reçu la majeure partie de son éducation en anglais au pays, mais hors-Québec).

Au panier le charabia du parcours authentique et de son évaluation plus qualitative que quantitative. Ce régime éviterait surtout de pouvoir se fabriquer (et/ou s’acheter) un profil d’admissibilité via les écoles passerelles au Québec.

Ce scénario est possible, juridiquement, parce qu’il ne se heurte aucunement à un droit fondamental. Réitérons : ça n’existe pas, nulle part, un droit à l’éducation dans la langue de son choix. Bref, pourquoi parler de dérogation, s’il n’y a pas de droit fondamental bafoué? Est-ce une distraction, une mesure dilatoire? Est-ce uniquement pour frapper l’imaginaire et, ce faisant, scorer des points politiques, et ce, d’un bord comme de l’autre? Comme on aime parfois le dire, en droit : poser la question, c’est y répondre.

Mariage religieux

Un tel recours éhonté et bêtement utilitariste à la clause dérogatoire dans la rhétorique autour d’un débat public sensible est en train de se reproduire devant nos yeux; cette fois, en lien avec l’imbroglio causé par une décision de la Cour supérieure.

On le sait, la juge Alarie a, en février dernier, dissocié le mariage religieux et les conséquences civiles du mariage en vertu du Code civil du Québec, comme la Procureure générale du Québec l’avait invitée à le faire, contre toute attente. Dans Le Devoir, Michel David en fait ses choux gras de la clause nonobstant.

Plus tôt en semaine, encore au Devoir, des universitaires de Sherbrooke (accompagnés de groupies) avaient planté les graines de ce faux débat, coup sur coup, en sortant du chapeau la clause dérogatoire dans le présent dossier (lundi, 7 mars) et en suggérant ensuite (vendredi, 11 mars) – à l’aide d’une étude scientifique inconnue, mais à paraître dit-on – qu’il n’y a aucun problème de légitimité, bien au contraire, à recourir à la clause nonobstant en l’espèce… le tout pour protéger les femmes et les enfants au Québec (bonjour le sensationnalisme!).

Permettez-moi de rétablir les faits et les vrais enjeux. Ici, dans un premier temps, nul besoin a priori de parler de droits humains, encore moins de dérogation; suffit à la Cour d’appel de rétablir la lecture adéquate de la loi et corriger l’erreur manifeste du jugement de première instance (causée par l’argumentation farfelue de la Procureur générale).

Deuxièmement, en procédant ensuite avec les prétentions au cœur de cette affaire en droit de la famille, la Cour d’appel devra déterminer s’il y a violation de la liberté de religion et du droit à l’égalité sans discrimination. Les arguments sont convaincants, ils ont du poids, tant en vertu de la Charte québécoise que sous la Charte canadienne. On verra.

En outre, le tribunal d’appel devra, le cas échéant, équilibrer ces droits individuels avec les intérêts de la société en général, une étape essentielle dans ces causes de libertés fondamentales. À ce titre, les recommandations du Comité consultatif sur le droit de la famille, présidé par mon collègue Alain Roy de l’Université de Montréal, pourraient constituer des solutions de rechange intéressantes à considérer dans le cadre d’une telle analyse judiciaire en vertu des chartes.

On se souviendra que le Comité proposait qu’on permette aux époux de se soustraire aux conséquences civiles du mariage, qu’il soit célébré par un officier religieux ou civil, mais seulement aux termes d’un contrat signé en bonne et due forme devant notaire (bref, un droit de retrait, ou « opting-out »). Dans ces cas, le régime juridique du mariage – qui suppose le partage du patrimoine familial – serait levé en toute connaissance de cause, réglant le problème lié au caractère libre et éclairé du consentement des deux conjoints, vulnérables ou non.

État de droit

À vrai dire, tout le contraire d’un soi-disant gouvernement des juges, le processus judiciaire en place assure, dans notre État de droit, de prendre en considération à la fois les libertés individuelles et les intérêts collectifs, notamment les besoins et spécificités de la société québécoise.

La Cour suprême nous en a donné un exemple éloquent dans la célèbre affaire Éric c. Lola (2013), où le régime distinctif des conjoints de fait au Québec a été validé (non, la proverbiale « Tour de Pise » – dixit Maurice Duplessis et la Grande Noirceur – trop souvent invoquée par les théoriciens du complot pour discréditer le Cour suprême, ne penche pas toujours du même bord!!).

En somme, actuellement dans le dossier des mariages religieux, il n’y a pas de violation avérée d’aucun droit fondamental. Les arguments seront considérés et soit retenus ou rejetés; on n’en est pas encore là, toutefois.

Dans ce contexte, à quoi bon recourir à la rhétorique de la clause nonobstant? Pour détourner l’attention du vrai débat, c’est-à-dire le respect des droits humains? Pour créer une distraction, une mesure dilatoire? Pour politiser le dossier à outrance? Pour inventer un épouvantail nommé gouvernement des juges, une vue de l’esprit juridico-paranoïaque? Encore mieux : pour créer une tempête parfaite, où la Cour suprême (sous influence du ROC… complot, complot, n’est-ce pas) jouerait le rôle du grand vilain, insensible aux intérêts et particularités du Québec?

Arme démagogique

En conclusion, je crois que tous s’entendent – sauf la jurisprudence Yves Boisvert, mais que voulez-vous – pour dire que la réaction politique à ce dossier, surtout de la ministre Stéphanie Vallée, a laissé à désirer, surtout lorsqu’elle ajoute une couche de confusion avec l’introduction d’un nouveau concept (non-juridique), l’union spirituelle. Mais à sa décharge, je soulignerai qu’au moins elle n’a pas embourbé davantage son gouvernement en glissant dans la rhétorique fallacieuse de la clause dérogatoire.

La ministre Christine St-Pierre a réussi à détourner le débat en 2010, s’agissant des écoles passerelles. Je formule le souhait que le PLQ ne deviendra pas de nouveau l’allié objectif de l’opposition officielle sur la base d’une applicabilité hypothétique (et sans doute erronée) de la clause nonobstant, cette fois pour l’épineux dossier du mariage religieux.

Certes, les libertés fondamentales constituent une dimension cruciale de notre système démocratique fondé sur l’État de droit; leur dérogation ne devrait pas être prise à la légère… arrêtons d’utiliser la clause nonobstant comme arme de démagogie massive.

Stéphane Beaulac est professeur titulaire à l'Université de Montréal et membre du Barreau de l’Ontario. Il a commencé sa carrière à la Dalhousie Law School en 1998. Il est docteur en droit public international de l'Université de Cambridge, d'où il détient aussi un LL. M. (first class honour).

Sa formation est bijuridique : droit civil à Ottawa (summa cum laude) et common law à Dalhousie (premier au programme national). Il a été clerc à la Cour suprême du Canada.
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