Responsabilité policière : les documents relatifs à l’enquête policière sont-ils privilégiés?
Alexandre Thériault-marois
2021-07-27 11:15:00
L’affaire se présente comme un cas plutôt classique de responsabilité policière : après une longue enquête, le demandeur est arrêté, détenu et interrogé dans une affaire de tentative de meurtre. Or, le DPCP refuse de déposer des accusations. Puis, dans le cadre d’une poursuite civile, le demandeur et sa conjointe réclament des dommages aux policiers impliqués dans l’enquête.
Avant les interrogatoires au préalable des policiers, l’avocat des demandeurs demande au corps policier d’obtenir une copie des documents relatifs à l’enquête policière. Cette demande se butte cependant à une objection des défendeurs, lesquels arguent que ces documents sont couverts par le privilège de l’enquête policière. Ils font témoigner un enquêteur à ce sujet :
« [36] Un sergent du service de police de la Ville de Sherbrooke a témoigné pour dire que l’affaire est considérée comme une tentative de meurtre, que les enquêtes de ce type ne sont jamais considérées clauses (sic) tant que le coupable n’est pas appréhendé, que la divulgation du dossier de l’enquête pourrait révéler des méthodes policières, nuire à l’enquête, révéler des informations nominales sur des tiers, qu’un ou des mandats de perquisition sont sous scellés et qu’aucune demande de lever les scellés n’a été faite devant la Cour du Québec ».
Aucun document n’est donc communiqué par les défendeurs, d’où la nécessité du jugement rendu le 20 mai dernier suite à une requête des demandeurs pour obtenir les documents. Alors, le privilège de l’enquête policière existe-t-il? La Cour supérieure répond par la négative :
« [67] Aux fins des présentes, le Tribunal estime qu’il découle nécessairement de cet arrêt et des autres autorités citées que :
- le privilège générique invoqué par les défendeurs, en vertu duquel tous les documents et toutes les informations contenus au dossier d’enquête policière sont inaccessibles, à qui que ce soit et en tout temps – ou à tout le moins tant qu’un suspect n’aura pas été jugé et déclaré coupable de crime sous enquête – n’existe pas;
- il revient au ministère public de démontrer le bien-fondé de son opposition à la communication de documents, suivant les critères établis par la jurisprudence, à chaque fois qu’il demande à un juge d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’en limiter ou d’en interdire l’accès;
- une preuve générale – comme celle qui fut faite devant le soussigné – à l’effet que l’accès qui est demandé au dossier d’enquête nuirait à l’enquête en cours n’est pas suffisante;
- en ce qui concerne plus spécifiquement les documents à l’appui d’une demande de mandat de perquisition, ceux-ci sont en principe publics lorsque, comme en l’espèce, le mandat a été exécuté, et les principes jurisprudentiels applicables à la limitation de leur caractère public ont été codifiés à l’article 487.3 C.cr. (…) ».
- Privilège d’intérêt public (ou privilège circonstancié) : ce privilège peut trouver application afin de protéger, par exemple, des méthodes policières ou des informations sensibles qui pourraient nuire à des enquêtes ou à la sécurité du public. Une preuve spécifique et individualisée du préjudice découlant de la communication des informations devra être faite (test de Wigmore) et le tribunal devra examiner ex parte les documents visés par l’objection. Un excellent exemple est le récent jugement Sévigny c. Ville de Montréal (2019), rendu par le juge Sansfaçon alors qu’il était à la Cour supérieure. Les avocats de la Ville de Montréal s’étaient objectés avec succès, notamment, à la divulgation des stratégies d’intervention et de déploiement du SPVM lors de manifestations. Un autre exemple est l’affaire R. c. Allie (2014), dans laquelle la Cour supérieure a maintenu une objection visant les techniques policières en matière de surveillance électronique.
- Identité d’un indicateur de police ou d’un dénonciateur : ce privilège vise à protéger toute information permettant d’identifier un indicateur de police ou un dénonciateur. Il s’agit donc d’une protection beaucoup plus large que la divulgation du simple nom de l’individu. On vise évidemment ici à protéger la sécurité de cet individu de même qu’à favoriser les communications aux policiers. À cet effet, voir notamment l’arrêt de la Cour suprême Durham Regional Crime Stoppers Inc. (2017).
Ainsi, il n’existerait pas un privilège générique relatif à l’enquête policière, au même titre qu’il existe, par exemple, un privilège générique relatif au litige (voir à cet effet l’affaire Aviva) ou au règlement d’un litige (voir à cet effet l’affaire Bombardier). Celui qui allègue être la victime d’une faute policière pourrait donc obtenir les documents d’enquête le concernant. Mais peut-il obtenir tous les documents?
Pas si vite : des privilèges spécifiques pourraient s’appliquer
Dans l’affaire susmentionnée, la Cour supérieure ordonne à la défenderesse Ville de Sherbrooke (agissant pour le corps policier) de communiquer aux demandeurs les documents relatifs à l’enquête policière tout en réservant la possibilité aux défendeurs de formuler des objections spécifiques sur certains documents ou encore certaines informations contenues dans un document.
Voici selon moi deux (2) objections qui pourraient être soulevées, le cas échéant :
Me Alexandre Thériault-Marois pratique en litige civil pour la Ville de Laval depuis 2016. Il publie régulièrement des articles en droit municipal et corédige un blogue. L’avocat est aussi chargé de cours au Collège Ahuntsic. En 2019, il a reçu le prix Exemplum Justitiae de l’Association du jeune barreau de Laval.