Bien qu'il serait souhaitable que les citoyens soient plus ouverts, moins prompts à porter sur des accusés des jugements à l'emporte pièce quant à leur culpabilité, et bien qu'il serait souvent important que les médias fassent attention à ce qu'ils véhiculent concernant des accusés ou des suspects, il demeure que le concept de présomption d'innocence ne trouve pas application dans une cuisine quand on papote en ouvrant des huîtres non plus que dans la sphère publique.
Par exemple, dans la sphère privée si une amie vous dit avoir été victime d'agression sexuelle, vous avez le droit de la croire.
Par exemple, dans la sphère professionnelle, une sexologue qui reçoit une cliente se disant victime d'agression sexuelle ne lui dit pas « au nom de la présomption d'innocence, je refuse de vous croire ».
Par exemple, dans la sphère politique, un chef de parti peut décider d'exclure de son caucus une personne suspectée ou accusée d'un crime grave, simplement par prudence et pour assurer la sérénité des débats.
Par exemple, dans le domaine policier, les enquêteurs ne fondent pas leurs démarches sur le fait que le suspect est fort probablement innocent sans quoi aucune enquête n'aboutirait jamais.
Par exemple, en matière d'information, le journaliste peut rapporter qu'une personne est suspecte ou accusée ce qui ne constitue pas une violation de la présomption d'innocence puisque le principe ne s'applique pas à lui.
Même le procureur de la poursuite, qui a le rôle d'autoriser ou de refuser une plainte policière, ne fait pas intervenir la présomption d'innocence dans sa réflexion le menant à porter ou non des accusations.
Au fait, l'avocat de la défense non plus n'a pas besoin de croire son client innocence pour le représenter, il n'a qu'à chérir le principe capital de présomption d'innocence et à travailler pour que jamais personne ne soit condamné tant qu'une preuve hors de tout doute raisonnable de la culpabilité n'a pas été faite.
Autant d'exemple qui peuvent sembler constituer des accrocs à la présomption d'innocence mais qui ne changent rien au fait que, devant le Tribunal, l'accusé est présumé innocent et que le mode d'analyse du juge se fera selon les mécanismes prévus pour garantir cette présomption d'innocence; cela ne change rien au fait non plus que l'accusé aura droit à un procès juste et équitable et à une défense pleine et entière et qu'il ne sera pas condamné tant que la preuve de sa culpabilité n'aura pas été faite hors de tout doute raisonnable.
En cas de médiatisation :
Évidemment, plus une affaire sera médiatisée -et lorsque qu'une affaire est médiatisée c'est presque toujours en défaveur des accusés sauf en matière d'agression sexuelle- moins il sera facile, si l'accusé choisit un procès devant jury où s'il est obligé d'être jugé par un jury, de trouver des jurés qui n'ont jamais entendu parler de l'histoire ou qui ne se sont pas fait une idée sur la culpabilité ou l'innocence de l'accusé. Mais c'est une autre histoire.
Tout ça pour dire que le concept juridique de présomption d'innocence n'emporte pas l'interdiction d'avoir, dans la sphère publique, des discussions, des opinions ou des sentiments qui seraient exclus, à juste titre, du cadre d'analyse juridique dans une salle de Cour.
Tout ça pour dire surtout que la présomption d'innocence n'empêche pas une femme de déclarer publiquement avoir été victime d'agression sexuelle, avec les risques que ça comporte pour elle, et si quelque misogyne veut lui imposer de se taire parce que sa voix dérange, qu'il ne le fasse pas au nom de la présomption d'innocence. Faut savoir sortir du schéma cognitif juridique moniste, le contraire fait psychotique.
Le droit des femmes à la dignité
Le débat qui sévit depuis quelques jours fait ressortir l'inexorable affrontement entre les droits fondamentaux des accusés et les droits des femmes à la dignité. C'est un affrontement qui tiraille les juristes depuis des décennies, plus particulièrement les juristes progressistes qui ont fait en sorte que de nombreuses réformes du droit ont eu lieu pour tenter d'équilibrer ces droits.
On pouvait lire Rachel Chagnon dans Le Devoir il y a quelques jours:
« La construction anglo-saxonne du droit criminel qui veut que l’on accorde la présomption d’innocence à l’accusé est quelque chose de précieux. Mais je dois constater — et c’est cruel pour une juriste — que, quand on est dans des matières comme l’agression sexuelle, ce concept si précieux de la présomption d’innocence vient amplifier les préjugés contre la victime. La présomption, additionnée aux préjugés négatifs, fait qu’on en vient à carrément refuser de croire les victimes jusqu’à créer pour elles une présomption de culpabilité. Elles seraient alors coupables de mentir pour faire condamner sans fondement un homme innocent. C’est une déformation de la présomption d’innocence.»
Je suis entièrement d'accord que le principe de présomption d'innocence, mal compris, amène le citoyen moyen à faire des raisonnements boiteux. On y assiste actuellement d'une manière alarmante. Sauf que cela encore devrait rester dans la cuisine. C'est dans la cuisine qu'il faut que ça change pour que ça puisse changer devant la Cour.
On ne peut pas remettre en cause le principe de présomption d'innocence, on ne peut pas alléger le fardeau de la preuve hors de tout doute raisonnable, on ne peut pas toucher à un poil du droit à une défense pleine et entière, et on ne peut pas même songer une seconde à remettre en cause l'idée du procès juste et équitable pour l'accusé.
Mais théoriquement, ou techniquement, devant la Cour, la présomption d'innocence de l'accusé, qui est la base de la grille d'analyse du juge, n'emporte une présomption de turpitude de la plaignante.
Par exemple, un-e juge peut très bien croire la plaignante quant au fait qu'elle n'a pas consenti, tout en croyant l'accusé lorsqu'il dit qu'il croyait qu'elle consentait, pour autant que cette croyance soit raisonnable.
Un problème d’abord social
Le problème, comme toujours, est donc d'abord social. Si on réalise, et c'est ce qui arrive présentement, que la culture du viol est omnipotente, et qu'on se fonde sur la présomption d'innocence de l'accusé pour se donner le droit de dénigrer une femme qui dit avoir été violée, on fait un saut entre deux dimensions qui n'a pas lieu de se faire. On fait entrer des préjugés collectifs à l'endroit des femmes dans la sphère juridique alors qu'il a fallu des luttes et des réformes pour que cela n'existe plus.
Il faut faire un constat: ce n'est qu'en matière d'agression sexuelle que, dans la cuisine où l'on papote en ouvrant des huîtres, les personnes qui dénoncent un crime sont traînées dans la boue. A-t-on déjà vu un père dénoncer la mort de son fils se faire répondre «Tais-toi, présomption d'innocence!». Je n'ai pas envie de donner d'autres exemples, ils seraient tous adéquats.
Évidemment que c'est risqué, pour n'importe quel témoin, et encore plus quand un procès reposera uniquement sur la crédibilité, de multiplier les déclarations.
Alors non, je n'ai pas envie de dire à Alice Paquet de se taire, mais évidemment que chacune de ses déclarations est une munition de plus pour l'accusé qui voudra ébranler sa crédibilité comme c'est son droit de le faire.
L’honnêteté : des munitions pour la défense?
Les contradictions sont des munitions pour la défense, mais certains élans d'honnêteté aussi. Aller dire qu'elle a un trouble de la personnalité limite va lui nuire. Et c'est d'autant plus désolant qu'on s'aperçoit ces dernières années que toutes les femmes se font diagnostiquer personnalité limite; que c'est presque une mode d'être une personnalité limite.
Est-ce qu'Alice Paquet s'est contredite, est-ce qu'Alice Paquet a vraiment été escorte, a-t-elle vraiment un trouble de la personnalité limite, a-t-elle ou non eu des points de suture au lendemain de l'incident: on est vraiment en train de faire un procès sur la place publique: le procès d'Alice Paquet.
Or, parmi ces éléments, certains sont absolument sans pertinence juridiquement: le fait qu'elle ait ou non été escorte ne change rien. Faut-il vraiment expliquer en 2016 qu'il est illégal de violer une prostituer. La seule chose qui peut nuire à Alice Paquet, et avec raison malheureusement, c'est de l'avoir d'abord caché.
Parce que les contradictions entre deux versions données par la plaignante ne sont anodines quand la crédibilité est au cœur d'un litige. Si un détail comme la couleur des bas de l'accusé peut sembler risible, une tonne de contradictions qui s'accumulent peuvent donner à un témoignage global un air d'invraisemblance.
Alors non, je n'ai toujours pas envie de sommer Alice Paquet de se taire, mais il est évident qu'avec les proportions que l'affaire prend, la rage qu'elle suscite contre elle, l'empressement qu'on a à vouloir protéger le suspect au nom de la présomption d'innocence en salissant la jeune femme, elle risque inévitablement de dire des choses qui pourraient miner sa crédibilité à la Cour et que, pour reprendre des mots d'Yves Boisvert, la table semble assez bien mise «pour un autre spectaculaire ratage judiciaire».
Mais ce ratage n'est pas entièrement dû au fait qu'Alice Paquet a parlé, il est dû au salissage de sa personne qu'on s'est empressé de faire. Alors ce n'est pas tellement le droit qu'il faut changer, ce sont les mentalités.
La culture du viol par la porte d’en arrière
Parce que le système de justice est composé d'humains qui ne vivent pas en vase clos. Seulement dans la foulée de cette affaire, j'ai entendu deux collègues remettre en cause la crédibilité de la plaignante 1) en raison de l'absence de plainte spontanée (une vieille règle de preuve misogyne abolie depuis des lustres et 2) en raison du fait qu'elle pourrait être retournée voir son agresseur (alors qu'on connaît les innombrables raisons qui peuvent amener une victime d'agression sexuelle à d'abord taire ce qu'elle a vécu).
À croire que la Cour suprême, depuis 1980, a parlé pour rien, même aux avocats.
Non les vieux préjugés à l'égard de la crédibilité des femmes ne devraient pas, théoriquement, se transposer à la Cour, et je ne répudie d'aucune façon ce que je dis plus haut concernant la présomption d'innocence, mais il reste qu'il existe encore, dans la sphère sociale, cette présomption de turpitude de la plaignante, que cette présomption de turpitude ne fait surface que dans les affaires d'agression sexuelle et qu'elle n'est pas autre chose que du slutshaming, intimement lié à la culture du viol.
Or, cette culture du viol risque encore d'être amenée à la Cour par la porte d'en arrière sans que les acteurs ne s'en aperçoivent parce qu'ils sont coincés dedans.
Je conclus donc, vu la ruée à laquelle on assiste actuellement, qu'il y aurait peut-être effectivement lieu de se taire et d'attendre que s'entament les procédures judiciaire avant que les dégâts deviennent indélébiles.
Me Véronique Robert est membre du Barreau du Québec depuis 2000 et exerce au sein du cabinet Roy & Robert en droit criminel depuis 2005.
Elle est également chargée de cours en droit criminel à l’Université Laval et a été successivement avocate recherchiste à la Cour d’appel (2000-2002), procureure de la Couronne au Bureau de la lutte au crime organisé (2002-2004) puis avocate à la Commission d’enquête Gomery (2004-2005).
Elle est également chargée de cours en droit criminel à l’Université Laval et a été successivement avocate recherchiste à la Cour d’appel (2000-2002), procureure de la Couronne au Bureau de la lutte au crime organisé (2002-2004) puis avocate à la Commission d’enquête Gomery (2004-2005).
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