« Par contre, il faut réaliser qu’on n’a pas tous les mêmes opportunités, souligne l’avocat fiscaliste à son propre compte Me Extra Junior Laguerre. Des juges noirs, il n’y en n’a pas tant que ça, et des associés noirs pas tant que ça. Je suis capable d'identifier les gens qui sont noirs par leur nom; ça parle de soi-même! »
Effectivement, quand on regarde les statistiques tirées du document Sous la loupe de la diversité 2017 du Barreau du Québec, 10 % des avocats provenant d’un groupe ethnoculturel sont associés, contre 19 % chez l’ensemble des membres du Barreau.
Du côté de la magistrature, c’est pire. Depuis que Me Juanita Westmoreland-Traoré a pris sa retraite en 2012, il n’y a que deux juges noirs au Québec.
« Un des problèmes systémiques dans le monde juridique est l’accès à la magistrature. Un très faible pourcentage de la diversité y est représenté », affirmait d’ailleurs le Barreau du Québec sur les réseaux sociaux vendredi dans une publication en lien avec la mort de George Floyd.
Source : Twitter/Barreau du Québec.
« Cette situation-là, il faut l’adresser, martèle Me Laguerre. Si on ne le fait pas là, on va le faire quand? »
Les micro-agressions
Peu d’avocats noirs à qui Droit-inc a parlé peuvent mettre le doigt sur un exemple de racisme flagrant à leur encontre.
Certains parlent par contre de micro-agressions : des incidents en soi banals, sans réelle mauvaise intention, mais qui heurtent néanmoins. « Ce sont tes vrais cheveux? », « Tu es belle, pour une noire! », « Est-ce que toutes les personnes dans ton entourage sont noires? » sont autant d’exemples que les avocats noirs ont donnés à Droit-inc.
« Il est arrivé qu’un client me dise : “ Vous savez, cela fait maintenant quelques mois que l’on travaille ensemble. Cela allait vraiment bien au téléphone. Cependant on ne se voyait pas, je n’aurais jamais pu deviner que vous étiez noir! ”, témoigne Antoine, un avocat fiscaliste au début de la trentaine. Ce n’était pas mal intentionné, je le sais. Cependant inapproprié. »
La plupart des avocats à qui Droit-inc a parlé classent ces micro-agressions dans la catégorie de l’ignorance plutôt que du racisme.
« Aujourd’hui, j’estime que la personne ignorante fait le choix de l’être », indique par contre Antoine.
La situation dépend également des générations. Les mentalités changent, comme on dit. En bas de 40 ans d’âge, il n’y a généralement pas de problème de racisme chez les avocats québécois, du moins à Montréal.
« Je le ressens vraiment plus des personnes plus vieilles », souligne Laurence, une avocate dans un cabinet boutique en droit professionnel et des assurances.
Elle-même a perdu une occasion d’emploi intéressante en droit alors qu’elle était étudiante, parce qu’elle est noire.
« Pour écrire sur le droit québécois, il faut être Québécois »
Excellente étudiante lors de ses études au début des années 2010, Laurence avait des notes à tout casser à sa Faculté de droit. Un professeur qui lui a enseigné deux cours entiers l’a contactée au téléphone pour lui offrir de collaborer avec lui sur un livre, en la félicitant au passage pour ses résultats à ses cours : les meilleurs des deux classes! C’est la raison pour laquelle il a pensé à elle.
Laurence s’est rendue à l’instant même à son bureau pour parler de l’opportunité, elle qui en plus n’avait pas encore d’emploi pour l’été qui arrivait. L’offre tombait du ciel!
« Cette journée-là, j'arborais un afro, se souvient Laurence. Ça l’a comme choqué, et la première question qu’il m’a posée c’est : “Vous êtes de quelle origine?”. Et moi de lui demander c’est quoi le rapport avec la rédaction d’un livre juridique, et lui de me dire “Pour écrire sur le droit québécois, il faut être Québécois”. »
La première réaction de Laurence a été de se justifier : elle est Québécoise, son père est blanc, sa mère est Haïtienne… Le professeur était étonné, parce qu’il avait aussi lâché un coup de fil chez les parents de Laurence et avait parlé à sa mère, qui n’a pas d’accent haïtien.
« Je n’ai pas à me justifier pour ça, j’ai étudié en droit ici! » s’indigne maintenant l’avocate.
Le professeur a demandé une lettre de présentation à Laurence, alors qu’il n’en avait jamais été question lors de leur conversation au téléphone. L’emploi semblait alors dans la poche, jusqu’au moment où le professeur a vu Laurence.
Laurence a glissé ladite lettre sous la porte du professeur. « Malgré tout, j’étais encore très intéressée. »
Pas de nouvelles. Quelques semaines plus tard, elle apprend par hasard qu’une comparse blonde aux yeux bleus a eu le poste. Laurence lui a demandé quelles notes elle avait eues aux cours du professeur. Elle a répondu B, et B-.
L’Ombudsman de l’université à qui Laurence s’est adressée pour parler de la situation lui a répondu qu’elle n’était pas la seule à l’avoir vécue avec ce professeur.
Devenir associé quand on est noir
Se bâtir une carrière en droit et plus tard devenir associé au sein d’un cabinet, c’est loin d’être facile. Est-ce que ça l’est encore moins quand on est noir, ou issu d’une minorité visible? Me Extra Junior Laguerre croit que oui. « Clairement, il y a une problématique. »
« Je pense qu’il y a un système établi, un racisme systémique, estime l’avocat. Je fais juste regarder les gens qui sont dans les niveaux plus élevés, comment ca se fait qu’il n’y en a pas autant des minorités qui sont là? Il y a clairement quelque chose, là! »
« Et oui, il y a un certain racisme, qui est systémique, et qui fait en sorte que c’est difficile pour les gens de se voir là, et difficile pour les gens plus jeunes de se rendre là! S’il n’y a pas de gens dans la direction qui peuvent peut-être plaider pour les minorités qui ne sont pas là, c’est difficile », poursuit Me Laguerre
L’avocat estime par contre que ce n’est pas intentionnel de la part des dirigeants de cabinets : « C’est la façon de faire. »
Me Frédéric Gilbert, associé chez Fasken depuis 12 ans, n’est pas tout à fait d’accord. Selon lui, les avocats noirs sont sous-représentés, effectivement, « mais il y a une présence quand même. On voit qu’il y a de la relève. ».
« Si on parle des grands bureaux, il y en a une dizaine à Montréal, et ces bureaux-là, d’y accéder c’est difficile pour n’importe quel étudiant, peu importe son origine ethnique », estime l’associé, qui est lui-même l’un des premiers associés au Québec issu de l’immigration antillaise.
Me Gilbert est maintenant co-président du groupe de litige commercial chez Fasken, un poste qu’il occupe depuis quatre ans.
« Je n’ai jamais senti que j’ai eu de traitement de faveur parce que j’étais issu d’une minorité, et je n’ai jamais senti du tout, au contraire, que j’étais moins bien traité parce que j’étais issu d’une minorité », ajoute l’associé.
Quand on vient de l’immigration
Même son de cloche du côté de Me Véronique Armelle Kuemo, avocate spécialisée en litige fiscal chez Alepin Gauthier depuis trois ans. « Je ne me suis jamais vraiment sentie différente des autres », confie l’avocate.
À la différence qu’elle, à son arrivée du Cameroun, a dû refaire des années de droit à la Faculté de l’éducation permanente de l’Université de Montréal pour faire valoir sa maîtrise en droit. Au final, c’est comme si sa maîtrise n’équivalait qu’à un an d’études.
N’étant pas à la Faculté de droit elle-même, Me Kuemo n’a pas pu participer à la course aux stages, par exemple. « Rendus à l’École du Barreau, (les autres étudiants) ont déjà fait plusieurs stages, et toi tu n’as rien fait. On n’est pas vraiment sur le même pied d’égalité. »
Venant d’un milieu plus défavorisé de la ville de Québec, l’étudiante en droit et réfugiée du Congo Ruth Maniriho Bansoba n’a quant à elle croisé aucun avocat noir ni dans sa jeunesse, ni en arrivant à la Faculté de droit civil de l’Université d’Ottawa. Au point où à sa deuxième année de droit, elle a contacté des avocats noirs du Québec pour savoir « s’ils performent ».
Me Extra Junior Laguerre pense justement que les avocats noirs et issus des minorités visibles devraient faire plus souvent des tours dans les écoles secondaires, les cégeps et les universités, tout comme parler de leur situation à leurs collègues et à leurs patrons.
Les entreprises, les cabinets et la magistrature ont aussi un bout de chemin à faire, selon lui.
« S’il y a plus de juges, s’il y a plus d’associés ou de conseillers principaux qui sont issus de la diversité, les plus jeunes vont se dire : “Moi aussi, je peux espérer atteindre ces postes-là.” Les symboles, c’est important aussi. »
- Certains avocats ont désiré conserver l’anonymat compte tenu du sujet sensible et de la situation entourant la mort de George Floyd aux États-Unis.
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