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Comment convaincre les avocates de rester en cabinet

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Andréanne Moreau

2021-03-08 14:30:00

Pour retenir et promouvoir davantage de femmes dans le droit privé, il ne suffit pas de le souhaiter. Des mesures concrètes ont fait leurs preuves dans les cabinets...

Me Caroline Briand, associée chez Cain Lamarre.
Me Caroline Briand, associée chez Cain Lamarre.
Les femmes sont nombreuses sur les bancs des facs de droit, puis dans leurs premières années en cabinet privé. Mais, plus on monte dans l’échelle hiérarchique, plus elles se font rares. Cette situation qui ne faisait sourciller personne il y a quelques années commence à inquiéter certains bureaux, qui voudraient bien afficher davantage de parité.

Que font-ils pour y parvenir? Et que pourraient-ils faire de plus?

Le Barreau du Québec a lancé en 2011 le Projet Justicia en partenariat avec plus d’une vingtaine de cabinets pour trouver des réponses. Dix ans plus tard, Droit-inc a voulu savoir si les conclusions du projet ont inspiré les politiques internes des cabinets privés et lesquelles ont réellement fait la différence.

Petit bébé, grands changements

« Le nerf de la guerre, ce sont les congés parentaux », fait valoir Me Caroline Briand, associée chez Cain Lamarre. Pour elle, une politique efficace ne se contente pas d’incitatifs financiers. Il faut une bonne planification du départ et, surtout, du retour à la pratique. « Il faut aussi éviter une planification à l’emporte-pièce. Certaines femmes souhaitent rester dans le loop pendant leur congé, d’autres non. »

Me Patricia Fourcand de Miller Thomson.
Me Patricia Fourcand de Miller Thomson.
Chez Miller Thomson, une trousse destinée aux nouveaux parents a été mise sur pied en partie grâce au travail de Me Patricia Fourcand, qui se fait maintenant un devoir de la transmettre à tous ceux qui pourraient en avoir besoin.

« J’aurais bien aimé avoir un outil comme celui-là lors de ma grossesse, même si j’ai eu le soutien de plusieurs personnes dans le cabinet. À l’époque, j’étais tout près de l’accession au titre d’associée et j’ai travaillé fort pour ne pas être mise dans la “baby track”. Maintenant, les futures mamans de mon cabinet sont mieux guidées », raconte-t-elle.

Cette crainte d’être mise à l’écart des grands dossiers ou de ne pas être considérée pour une promotion parce qu’on a des projets familiaux est bien présente chez plusieurs. Pour cette raison, de plus en plus de cabinets décident de « staffer » leurs avocates avant leur départ en congé, c’est-à-dire de leur assigner à l’avance des dossiers qu’elles pourront reprendre dès leur retour, indique la conseillère à l’équité du Barreau, Me Fanie Pelletier.

Conseillère à l’équité du Barreau, Me Fanie Pelletier.
Conseillère à l’équité du Barreau, Me Fanie Pelletier.
Elle ajoute que, si de plus en plus d’hommes prennent un congé de paternité allant parfois jusqu’à cinq semaines, ce sont vraiment les femmes qui doivent composer avec une absence plus longue. C’est pourquoi l’enjeu des congés parentaux demeure crucial pour la rétention des avocates.

Pour les avocates-mamans qui veulent être au courant de ce qui se passe au cabinet, Fasken a inclus un volet parrainage à son Programme Cigogne, destiné aux futurs parents. Les avocates en congé peuvent donc être jumelées à un homme ou une femme de leur équipe qui les mettra au parfum des nouveaux développements.

Ce programme très complet est le bébé de Me Julie Girouard, directrice au développement professionnel, qui l’a mis sur pied juste avant la naissance de son deuxième enfant, en 2016. Il sert aux mamans, bien sûr, mais aussi à leurs gestionnaires.

Me Julie Girouard, directrice au développement professionnel.
Me Julie Girouard, directrice au développement professionnel.
Quand elle a annoncé sa première grossesse (avant de travailler chez Fasken), son patron avait eu une très mauvaise réaction. Elle était ressortie de son bureau bouleversée. « Personne ne mérite de se faire sentir coupable en annonçant une des plus belles nouvelles de sa vie. Maintenant, je m’assure que personne chez nous ne vive ça », affirme-t-elle.

Depuis l'implantation du Programme Cigogne, plus de sourcil levé ou de remarque désobligeante des collègues quand une avocate prend son année de congé parental. C’est même considéré comme normal. « Les mentalités ont vraiment changé et ça se remarque dans notre taux de roulement », indique Me Girouard. Sans pouvoir établir de lien certain, elle a observé beaucoup moins de démissions au retour du congé parental, un moment qui était critique auparavant.

Au-delà des heures facturables

Les exigences de la vie familiale ne s’arrêtent pas à la naissance du bébé et au congé parental. Le quotidien est chamboulé pendant quelques années et les heures facturables des avocates peuvent s’en ressentir, d’autant que les femmes effectuent encore la grande majorité des tâches liées aux enfants dans les foyers québécois. Comment concilier famille et cabinet?

Plusieurs bureaux ont adopté une certaine flexibilité des horaires, ce qui facilite grandement la tâche des jeunes mamans. « De ce côté, la pandémie pourrait avoir des impacts positifs pour les avocates, notamment grâce à la normalisation du télétravail et à l’explosion des plateformes de rencontres virtuelles et autres outils technologiques faisant des juristes les parfaits professionnels nomades », fait valoir Me Stéphanie Beauregard, avocate chez Delegatus.

Me Stéphanie Beauregard, avocate chez Delegatus.
Me Stéphanie Beauregard, avocate chez Delegatus.
Toutefois, même avec la possibilité de les faire au moment qui nous convient, il arrive que le nombre d’heures soit simplement trop grand et que la tâche soit inconciliable avec celle de s’occuper de jeunes enfants. Dans ces cas, un horaire réduit pourrait être la solution, mais bien peu de cabinets offrent cette possibilité, estime Me Fanie Pelletier.

« Ce serait un changement important dans le modèle d’affaires des cabinets. C’est peut-être ce qui explique qu’ils soient peu nombreux à l’offrir. Mais ce que la littérature nous dit, c’est que les horaires réduits représentent certainement un élément de rétention pour les femmes », indique-t-elle.

D’autres pistes pourraient également être explorées comme, par exemple, considérer d’autres facteurs que les heures facturables dans les politiques de rémunération et de promotion, croit Me Marie-Noël Rochon de LCM Avocats. « Les politiques qui sont trop mathématiques peuvent avoir des effets pernicieux et écarter de très bons candidats, surtout des femmes. Il faut reconnaître que les femmes peuvent avoir des approches de développement de clientèle différentes, bien que tout aussi efficaces à terme. Les heures non facturables investies dans des conférences ou la publication de textes devraient être considérées, par exemple », soutient-elle.

Me Marie-Noël Rochon de LCM Avocats.
Me Marie-Noël Rochon de LCM Avocats.
Des échelles différentes

Certains des cabinets les plus proactifs dans leurs politiques de rétention des femmes ont misé sur des politiques de promotion qui permettent de voir plus loin que les heures facturables, ce qui a grandement aidé les jeunes avocates à accéder au poste d’associée.

Chez Miller Thomson, par exemple, trois critères sont considérés : les heures, la capacité d’attirer de la clientèle et une expertise pertinente. Un seul des trois peut justifier l’obtention du titre d’associé. « Si un avocat senior a besoin de l’expertise d’une avocate salariée, il peut mettre une partie de sa clientèle à son nom à elle », explique Me Patricia Fourcand.

Ce système de partage des crédits implique des concessions financières de la part du senior, mais est fortement encouragé dans la compagnie. « Pour un associé en capital, c’est très mal vu de ne pas partager. On doit faire la preuve dans notre soumission pour rémunération qu’on prépare la prochaine génération d’avocats et spécifier ce qu’on a fait pour favoriser l’inclusion et la diversité », ajoute-t-elle.

Me Danielle Ferron, associée chez Langlois.
Me Danielle Ferron, associée chez Langlois.
L’idée de développer une expertise pointue lorsqu’on n’est pas en mesure de cumuler autant d’heures facturables que d’autres est d’ailleurs bien répandue. C’est une des perles de sagesse qu’aime transmettre Me Danielle Ferron, associée chez Langlois. « Je dis toujours aux jeunes avocates de développer ce que j’appelle des mineures. Écrire des articles et donner des conférences dans un de leurs domaines d’intérêt est une excellente manière de se bâtir un profil unique. »
Elle leur conseille aussi souvent de poser des questions à propos des politiques internes de promotion afin de bien comprendre les règles du jeu. « Il faut connaître les règles non-écrites si on veut se faire un plan et travailler sur ce qui manque à son profil », fait-elle valoir.

L’idéal reste que les règles soient toutes écrites et bien connues. « Selon les conversations que j’ai eues avec plusieurs consœurs au fil du temps, la politique interne et l’arbitraire qui en découle sont des repoussoirs pour beaucoup d’avocates », relate Me Stéphanie Beauregard. Rien ne vaut la transparence et l’objectivité.

 Me Sandra Abitan, associée chez Osler.
Me Sandra Abitan, associée chez Osler.
Des modèles à suivre

La rétention et la promotion des femmes dans un cabinet peut devenir un cercle vicieux (ou vertueux). « Si les femmes peinent à se faire une place dans les hautes sphères de leur organisation, ça risque d’envoyer un signal aux plus jeunes aspirantes que le jeu n’en vaut pas la chandelle, les poussant à quitter l’organisation, voire la pratique privée ou même le droit. Il ne faut pas sous-estimer l’importance d’avoir des modèles, des exemples à suivre! » s’exclame Me Caroline Briand.

La présence de femmes dans les comités décisionnels d’un cabinet favorise également l’adoption de politiques de rétention comme les congés parentaux ou une rémunération plus équitable.

À long terme, une représentation féminine importante dans une organisation a même le pouvoir d’influencer la culture d’entreprise. C’est le cas chez Osler, affirme Me Sandra Abitan, associée directrice du bureau de Montréal. « Ici, le mentorat, l’encadrement, la formation et l’avancement des avocates sont une priorité. Nous avons une longue et belle histoire de leadership au féminin et c’est notre devoir de s’assurer que cela continue », souligne-t-elle en spécifiant que la première femme associée du groupe, Bertha Wilson, a également été la première femme à siéger à la Cour suprême du Canada.

Une culture d’entreprise égalitaire peut être un argument de poids pour attirer les meilleurs talents. « C’est ce qui m’a convaincue de me joindre à Langlois il y a plus de dix ans, confie Me Danielle Ferron. Ici, personne ne se demande jamais si le fait d’être une femme peut faire une différence ou nuire. Le sentiment d’égalité est acquis. »

Bertha Wilson, la première femme à siéger à la Cour suprême du Canada.
Bertha Wilson, la première femme à siéger à la Cour suprême du Canada.
Et les critiques

Tous ces efforts pour convaincre les femmes de rester en valent-ils la peine? Il semble que les sceptiques soient de plus en plus rares. « Je ne connais pas un seul cabinet où on ne croit pas en l’importance de la parité. Ils n’y arrivent pas tous, mais on sent la volonté », dit l’associée chez Langlois.

D’ailleurs, les clients exigent fréquemment une équipe variée, ajoute-t-elle. Pouvoir faire la preuve dans une proposition de services que son cabinet est inclusif peut donc devenir très rentable.

Me Fanie Pelletier est également d’avis que la tâche de persuader les cabinets est accomplie. « De plus en plus, les gestionnaires voient à long terme. Le développement d’un employé se rapproche plus du marathon que du 100 mètres. Qu’est-ce que trois ou quatre années moins productives pour fonder une famille sur une carrière de 30 ou 40 ans? » souligne-t-elle.
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