L’honorable juge Daniel Dortélus
L’honorable juge Daniel Dortélus
Sortir de sa réserve est particulièrement rare pour un magistrat. Mais l’enjeu est tel que l’honorable juge Daniel Dortélus, de la Cour du Québec, a choisi de partager ses inquiétudes sur la situation de la magistrature québécoise.

Dans une lettre envoyée le mercredi 2 mars au ministre de la Justice Simon Jolin-Barrette, dont Droit-Inc a obtenu copie, le juge Dortélus se dit « attristé » que son départ à la retraite, en juillet 2022, « entraîne comme conséquence un déficit en matière de diversité au sein de la magistrature du Québec, toute juridiction confondue ».

Le juge Dortélus affirme qu’il est toujours, en 2022, le premier et le seul homme noir à faire partie de la magistrature du Québec dans l’histoire.

Lorsque l’ex-ministre péquiste de la Justice Paul Bégin a proposé sa candidature à la magistrature en 2002, cela augurait pourtant un vent de changement. Deux décennies plus tard, le Barreau 1986, qui a pratiqué plus de 15 ans avant d’être nommé juge, estime que rien n’a changé sur ce front.

Il invite donc le ministre Jolin-Barrette à réfléchir sur la question. L’attachée de de presse de ce dernier, Elisabeth Gosselin, a expliqué à Droit-Inc que « nous prendrons le temps d'analyser la correspondance transmise hier par l'honorable Daniel Dortélus. Nous sommes sensibles aux préoccupations qui y sont exprimées. Soyez assurés que le ministre Jolin-Barrette tient compte de l’objectif de favoriser la parité entre les hommes et les femmes ainsi que la représentation des communautés culturelles au sein de la magistrature lors de chaque nomination ».

Le statu quo dure depuis 20 ans

Dans sa lettre, Daniel Dortélus réfère à une allocution prononcée en décembre 2020 sur la situation à la Cour du Québec. Dans celle-ci, également obtenue par Droit-Inc, Daniel Dortélus partage ses observations quant à « l’absence chronique de diversité dans la composition de la Cour du Québec », des observations qu’il juge toujours d’actualité en 2022.

Le ministre de la Justice et procureur général Simon Jolin-Barrette. Source  : Radio-Canada
Le ministre de la Justice et procureur général Simon Jolin-Barrette. Source : Radio-Canada
Dans cette allocution prononcée il y a un peu plus d’une année, il constate qu’on l’invite à discourir sur la diversité depuis la fin des années 2000, et que la situation reste toujours préoccupante. Il évoque l’invitation du Comité sur la diversité du Barreau de Montréal en 2009, lors d’un événement où il dit espérer que lorsqu’on le réinvitera 10 ans plus tard, il pourra affirmer que des progrès ont été réalisés.

Il n’en est rien. « En 2017, quand le Comité m’a réinvité, (…) la situation au Québec (avait) peu évolué en ce qui concerne l’ouverture à la diversité au sein de la magistrature », dit-il aux juges québécois en novembre 2020.

Les autres provinces agissent

Pourtant, « dans plusieurs provinces, des initiatives et des mesures concrètes ont été prises pour corriger la situation », comme en Ontario, au Manitoba, en Nouvelle-Écosse et en Alberta », remarque Daniel Dortélus.

Il ajoute que depuis 2013, « très peu d’avocats anglophones, juifs, avocats issus des groupes racisés et d’autres groupes minoritaires, ont été nommés » à la Cour du Québec, même lorsque plusieurs postes doivent être comblés.

« Il est difficile de soutenir qu’en 2020, il n’y a pas de bassin de candidats compétents provenant des communautés juives, anglophones, des groupes racisés et d’autres groupes minoritaires pour combler le déficit de diversité » à la Cour du Québec », dit-il.

En effet, à Montréal, les immigrants et les personnes de deuxième génération représentaient 41,8 % de la population en 2016, selon Statistique Canada. La clientèle desservie par la Cour du Québec y est donc très diversifiée. Quant au Barreau du Québec, les plus récentes données tirées du rapport annuel 2020-2021 relèvent que 10% des membres sont issus de la diversité ethnoculturelle et autochtone. Chez les membres comptant moins de 10 ans de pratique, le Barreau estime que cette proportion passe à 21 %.

La Cour du Québec signale que la parité homme-femme, aujourd’hui atteinte à la Cour du Québec, a suivi l'augmentation du nombre d'avocates, répond la porte-parole et adjointe exécutive de la juge en chef, Me Annie-Claude Bergeron. « On peut donc raisonnablement s'attendre – et c'est notre souhait – que la croissance de la diversité culturelle des membres du Barreau ait une incidence de même nature sur la composition de la magistrature, ».

Me Extra Junior Laguerre. Photo : Site Web de Jeune Barreau Montréal
Me Extra Junior Laguerre. Photo : Site Web de Jeune Barreau Montréal
Montréal lance un chantier

Le bâtonnier de Montréal Me Extra Junior Laguerre juge lui aussi « préoccupant » le constat de Daniel Dortélus. « Surtout à Montréal, la diversité ethnoculturelle de la magistrature est importante pour améliorer le respect envers les décisions judiciaires. » Il estime que les communautés doivent pouvoir sentir que les magistrats connaissent leur réalité.

Me Laguerre invoque également un autre enjeu, observé alors qu’il faisait partie d’un comité pour la sélection d’un juge. « Je remarque que les candidatures issues de la diversité (culturelle) ne sont pas au rendez-vous, et je trouve cela également préoccupant », dit-il. C’est l’une des raisons pour lesquelles un comité chargé de se pencher sur la diversité, notamment celle de la magistrature, a été mis sur pied pendant son bâtonnat.

De son expérience personnelle, il conclut qu’il faut réfléchir au processus non seulement de la sélection des juges et des appels de candidatures, mais également de la formation des comités de sélection. « Ce sont des processus complexes, et qui exigent beaucoup des gens qui y participent ou qui posent leur candidature. Nous venons de lancer le chantier, auquel la juge en chef Lucie Rondeau et la juge en chef adjointe à la Chambre civile, Martine L. Tremblay, veulent participer. »

Revoir le processus de sélection

Le processus de sélection est d’ailleurs dans la mire de Daniel Dortélus. Selon lui, depuis le rapport Bastarache en 2012 sur les nominations à la magistrature, et l’adoption d’un nouveau Règlement sur la procédure de sélection des candidats à la fonction de juge de la Cour du Québec, de juge d’une cour municipale et de juge de paix magistrat, « la composition des nombreux comités sous ce nouveau régime n’est pas diversifiée ».

C’est là l’une des sources possibles du problème… et l’une des solutions, selon lui. Il observe que les comités semblent « à première vue » permettre « l’exclusion de candidats issus des communautés juives, anglophones, des groupes racisés et d’autres groupes minoritaires », déplore-t-il. Il constate ainsi que depuis 2012, plus de 160 postes de juges ont été comblés, et que seulement deux minorités visibles font partie de ce nombre.

Selon Daniel Dortélus, c’est « un régime qui doit être révisé » afin de prendre le virage de la diversité.

L’attachée de presse du ministre Jolin-Barrette, Elisabeth Gosselin, précise que « le Règlement prévoit que les membres du comité de sélection reçoivent une formation pour l’exercice de leurs fonctions lors de laquelle ils sont sensibilisés à l’objectif de favoriser la parité entre les hommes et les femmes ainsi que la représentation des communautés culturelles au sein de la magistrature.

« Le Règlement prévoit également que le Barreau et l'Office des professions doivent favoriser la représentation des communautés culturelles lorsqu'ils désignent les membres du comité de sélection ».

Au moment d’écrire ces lignes, Daniel Dortélus n'avait pas répondu à notre demande d'entrevue.

BIOGRAPHIE DU JUGE DANIEL DORTÉLUS

L’Honorable Daniel Dortélus est nommé juge à la Cour du Québec, en mai 2002. Il est affecté à la Chambre civile à Montréal. Il est, entre autres, désigné pour siéger à la Division administrative et d'appel de la Cour du Québec de février 2007 à 2014. Il est désigné pour siéger au Tribunal des droits de la personne du Québec (2009-2011) Il siège sur le Comité des Chartes des droits et libertés et les formes de discriminations de la Cour du Québec, de 2004 à 2007.

Il a une feuille de route diversifiée au niveau professionnel, notamment en service public. Juriste avisé et affuté par l'expérience et la pratique en matière discrimination et de droits et libertés de la personne, il a exploré et a écrit sur « la réalité concrète » de la Diversité et l'Égalité formelle entre autres au sein de la profession juridique et le système judiciaire au Québec et au Canada.

Avant sa nomination à la Cour du Québec, il a été membre de conseil d'administration et conseiller juridique de divers organismes voués à la promotion de l'équité, l'égalité et la lutte contre la discrimination raciale. De 1995 à 1997, il a siégé sur le Comité droit à l’égalité du Programme de Contestation Judiciaire du Canada, et a contribué à sélectionner des causes types fondées sur l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui ont été portées jusqu’en Cour suprême et ont fait avancer le droit à l’égalité au Canada.

Il s’est mérité plusieurs honneurs et distinctions :

En 1990, il est récipiendaire du trophée Jackie Robinson (professionnel de l'année) décerné par l’Association des gens d’affaires et professionnels de la communauté noire de Montréal ;

En novembre 1997, il est récipiendaire du certificat d'honneur décerné par la Ville de Montréal pour son engagement, son rôle au sein de la communauté et sa remarquable contribution au développement de la ville ;

En 1998, il est honoré à Toronto par l'Association canadienne des avocats noirs pour son implication au niveau communautaire et son engagement vers l’excellence au niveau professionnel ;

En février 2000, il est l’un des récipiendaires du prix des Bâtisseurs décerné par la Table ronde du mois de l’histoire des Noirs à Montréal.

En décembre 2009, la distinction d’Ambassadeur de L’UQAM, lui est décerné par l’Université du Québec à Montréal, pour souligner entre autres, son parcours exceptionnel, sa contribution dans sa sphère d’activité professionnelle.

Détenteur d'un baccalauréat en droit de l'Université du Québec à Montréal, en 1985, il est admis au Barreau du Québec en 1986 et commence à pratiquer le droit aux Services juridiques communautaires de Pointe-Saint-Charles et Petite Bourgogne, à Montréal. Par la suite, il crée son propre cabinet et est avocat en pratique privée de 1988 jusqu'à sa nomination à la Cour du Québec, desservant une clientèle diversifiée, sans frontière, dans le quartier ouvrier de Pointe-Saint-Charles à Montréal.

Citoyen Canadien d'origine haïtienne, il est le premier homme noir à accéder en 2002 à la magistrature au Québec et demeure en 2021, le seul homme noir au sein de la magistrature du Québec toute juridiction confondue.