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La combine d’Alstom au Canada

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Radio -canada

2022-11-04 12:00:00

Un grande entreprise internationale de transport a camouflé une grande opération de corruption et de blanchiment d’argent au Canada…

Une perquisition a eu lieu en mars 2010. Source: Radio-Canada / AFP / WARREN ALLOTT
Une perquisition a eu lieu en mars 2010. Source: Radio-Canada / AFP / WARREN ALLOTT
Le géant du transport Alstom a utilisé le Canada pour camoufler une importante opération de corruption et de blanchiment d’argent, révèlent des documents inédits de la justice britannique obtenus par Enquête.

En novembre 2019, Alstom a été condamnée par un tribunal britannique. La multinationale française avait versé des millions de dollars de pots-de-vin à un proche du dictateur tunisien Ben Ali, en 2006.

Fait étonnant, le Canada est au cœur de cette affaire. Beaucoup d’argent transitait au pays grâce à un homme d'affaires de Montréal, montre une enquête de longue haleine de l’escouade anticorruption britannique, le Serious Fraud Office.

« Il faut gagner les contrats »

En mars 2010, plus de 150 policiers débarquent dans les bureaux d’Alstom, en Angleterre, pour effectuer des perquisitions. Nom de l’opération : Ruthénium. Un métal dur et cassant. Plus de 30 pays participent à cette enquête, dont le Canada.

« Le matin, à 7 h 30, j’ai reçu un appel d'Angleterre. C'était un grand choc », se rappelle Fred Einbinder, directeur juridique d’Alstom à l’époque.

En Angleterre, les enquêteurs s’intéressent tout particulièrement à une petite filiale de la compagnie située à Rugby, au nord de Londres. Pas d’employés, pas de bureau, pas de compte en banque, cette filiale n’existait que sur papier.

C’était « pour payer les intermédiaires » embauchés par Alstom Transport, explique Einbinder en entrevue. « On a utilisé énormément les consultants. Est-ce qu'il y a eu de la corruption? La réponse est clairement oui ».

Fred Einbinder, directeur juridique d’Alstom de 2006 à 2011. Source: Radio-Canada / Jean-Pierre Gandin
Fred Einbinder, directeur juridique d’Alstom de 2006 à 2011. Source: Radio-Canada / Jean-Pierre Gandin
« Beaucoup de gens étaient convaincus qu’on serait éliminé sans les intermédiaires et sans la corruption », ajoute-t-il. « Il faut gagner les contrats, il faut gagner les contrats. C’était ça, le message. »

Einbinder a eu un aperçu des pratiques corruptrices de sa compagnie. En tant que numéro un des services juridiques, il avait accès à un volumineux dossier d’enquête des autorités suisses. Des centaines de contrats de consultants avaient été passés au peigne fin.

Certains consultants portaient des noms de code. D’autres géraient des sociétés dans les paradis fiscaux. « Ce n'est pas normal », s’indigne encore aujourd’hui Einbinder.

« S'il y a eu des noms de code, s'il y a eu des paradis fiscaux, pour moi, c'était la corruption. Point. On était dans un système de corruption globalisé », résume Einbinder qui se consacre maintenant à l'enseignement.

À l’époque, il découvre aussi qu’Alstom paye des pots-de-vin en Tunisie. « J'étais fou furieux avec le cas tunisien. Fou furieux! »

Le départ d’Einbinder

Fred Einbinder dit avoir tenté de faire la lumière sur les pratiques de corruption d’Alstom. « J’ai commencé à faire des enquêtes et j'ai été bloqué. Ça, il faut le dire. J’ai été bloqué ». En 2011, il devra quitter son poste de directeur juridique. « Il y a eu une perte de confiance. C'était inévitable », explique-t-il. Aujourd’hui, comme professeur à l’Université américaine de Paris, il s’intéresse notamment à la lutte contre la corruption internationale.


Voitures de tramway de Tunis, en Tunisie, fabriquées par Alstom et une photo du consultant canadien Élias Noujaim, en 1973. Source: Radio-Canada / SERIOUS FRAUD OFFICE / POLYTECHNIQUE MONTRÉAL
Voitures de tramway de Tunis, en Tunisie, fabriquées par Alstom et une photo du consultant canadien Élias Noujaim, en 1973. Source: Radio-Canada / SERIOUS FRAUD OFFICE / POLYTECHNIQUE MONTRÉAL
Le mystérieux consultant

En 2004, Alstom décroche un lucratif contrat pour la fourniture de 30 voitures de tramway pour la capitale de la Tunisie. Pour l’aider dans ses démarches, la compagnie a embauché un consultant.

Il s’agit d’un Canadien : Élias Noujaim, un ingénieur diplômé de Polytechnique Montréal. Le consultant dit alors conseiller des entreprises québécoises de construction en Tunisie et Hydro-Québec au Liban. Noujaim empoche plus de 3 millions de dollars pour ses services. En réalité, ces sommes sont des pots-de-vin d’Alstom destinés à la dictature tunisienne.

Alstom, multinationale des transports

Alstom est le numéro deux mondial de l’industrie ferroviaire depuis l’acquisition, en 2021, de Bombardier Transport. La compagnie compte des dizaines de milliers d’employés dans le monde. Son principal actionnaire est la Caisse de dépôt et placement du Québec.


Belhassen Trabelsi, beau-frère du dictateur tunisien Ben Ali, en septembre 2010. Source: Radio-Canada / AFP / Fethi Belaid
Belhassen Trabelsi, beau-frère du dictateur tunisien Ben Ali, en septembre 2010. Source: Radio-Canada / AFP / Fethi Belaid
Le corrompu en fuite

La personne qui reçoit les pots-de-vin d’Alstom pour le projet de tramway est Belhassen Trabelsi, beau-frère de Ben Ali, le dictateur de la Tunisie.

En janvier 2011, ce riche homme d’affaires atterrit en jet privé à l’aéroport Montréal-Trudeau. Le régime de Ben Ali s'est écroulé quelques jours plus tôt dans la foulée du printemps arabe, et Trabelsi est en fuite. Un mandat d'arrestation international est lancé contre lui.

« C'était le parrain du clan Trabelsi. Le parrain de toute cette caste de joueurs économiques en Tunisie », se remémore Me Kamel Balti, un avocat qui a quitté la Tunisie en raison de la dictature. À l’époque, il avait été mandaté par une association des droits de la personne pour poursuivre Trabelsi au Canada.

« Il synchronisait tout. Il dominait tout dans les dernières années du règne de Ben Ali », explique Me Balti. Les multinationales qui voulaient des contrats en Tunisie devaient passer par le dictateur ou sa famille.

« Il n’y a pas un domaine où ils ne sont pas intervenus pour toucher des commissions », explique Me Balti. Quelques personnes sont présentes pour accueillir Trabelsi à l’aéroport. Parmi eux : le consultant canadien d’Alstom, Élias Noujaim.

Siège social d'Alstom, à Saint-Ouen-sur-Seine, en France. Source: Radio-Canada / Gaétan Pouliot
Siège social d'Alstom, à Saint-Ouen-sur-Seine, en France. Source: Radio-Canada / Gaétan Pouliot
Les contacts de Trabelsi

En juillet 2012, la Gendarmerie royale du Canada (GRC) effectue une perquisition à la résidence montréalaise de Belhassen Trabelsi à la demande du Serious Fraud Office, en Angleterre. Son téléphone BlackBerry est saisi.

L’historique des appels montre qu’il était en contact fréquent avec Élias Noujaim, le consultant d’Alstom, mais il a aussi les coordonnées de plusieurs hauts dirigeants de l'entreprise, dont un vice-président et des cadres responsables de l'Afrique du Nord.

De l’autre côté de l’Atlantique, le Serious Fraud Office a quant à lui mis la main sur des courriels d'une grande valeur. Un certain « Monsieur T » appelait directement chez Alstom, à Paris.

Courriel interne d’Alstom

''URGENT''
''Je viens de recevoir un appel de Monsieur T… de Tunisie.''
''Il se plaint qu’il n’a pas encore reçu un seul paiement tel que promis.''


Selon les enquêteurs britanniques, Monsieur T est Belhassen Trabelsi. Et à la suite de ce message, daté de 2005, des millions de dollars sont débloqués pour la dictature tunisienne en retour de l’obtention du contrat de tramway.

Ce bâtiment situé sur le boulevard Gouin Ouest, à Montréal, abritait la société Construction et Gestion Nevco. Source: Radio-Canada / Gaétan Pouliot
Ce bâtiment situé sur le boulevard Gouin Ouest, à Montréal, abritait la société Construction et Gestion Nevco. Source: Radio-Canada / Gaétan Pouliot
La cabane aux millions

Dans un quartier résidentiel de Montréal, une petite maison traditionnelle québécoise a abrité pendant de nombreuses années le siège social de Construction et Gestion Nevco. Cette compagnie était celle d’Élias Noujaim, le consultant canadien d’Alstom.

En 2012, Noujaim avouait à Radio-Canada connaître le beau-frère du dictateur, mais niait tout transfert de fonds. « Aucun transfert n'est passé par moi. Rien n'est passé par moi », disait-il. Or, c’est à cette adresse que transitaient les millions de dollars d’Alstom destinés à la dictature tunisienne.

« C'est classique. Ce sont des sociétés qui n'existent pas en réalité. Il faut suivre l'argent », a dit Fred Einbinder lorsque Enquête lui a montré une photo de la petite maison du boulevard Gouin. L’argent que versait Alstom à son consultant ne restait d’ailleurs pas longtemps au Canada. Les fonds étaient rapidement transférés dans un paradis fiscal.

Le secret du consultant d’Alstom

En mai 2006, Élias Noujaim vient de recevoir un important paiement d’Alstom. Il écrit à sa banque pour ordonner le transfert de la quasi-totalité des fonds vers Roc Finance, une obscure société au Liban, contrôlée par nul autre que Belhassen Trabelsi.

Fax d’Élias Noujaim à la Banque Nationale

''S’il vous plaît, transférez 1,3 million d’euros''
''du compte de Construction et Gestion Nevco''
''à la compagnie Roc Finance.''


Les enquêteurs britanniques mettront aussi la main sur une entente secrète. Le consultant canadien d’Alstom était le prête-nom de Trabelsi pour le projet de tramway en Tunisie. Au total, le consultant canadien a reçu d’Alstom Transport plus de 3 millions de dollars en pots-de-vin. Il a transféré les fonds à Trabelsi, en touchant une commission au passage.

Déclaration d’Alstom

''Alstom avait accepté d’accorder une entrevue à Enquête, avant de revenir sur sa décision. Dans une déclaration écrite, la multinationale dit « (posséder) un programme d’éthique et de conformité robuste pour prévenir et détecter la corruption qui fut l’objet dans le passé d’un examen externe approfondi. (...) Ces revues ont été une expérience transformatrice pour Alstom. »''


La pointe de l’iceberg?

Des courriels obtenus par les enquêteurs britanniques montrent que des cadres d’Alstom s’impatientaient en 2006. Des retards dans le paiement du consultant canadien pour le projet de tramway risquaient de compromettre d’autres contrats en Tunisie.

Courriel entre cadres d’Alstom

''NEVCO n'a toujours rien reçu.''
''Ce retard met en péril des projets.''
''Merci de faire le nécessaire de toute urgence.''


Les services d’Élias Noujaim avaient été retenus pour au moins deux autres projets d’Alstom. L’un pour la fourniture de 23 trains et l‘autre pour la construction d’une centrale électrique. On ne sait pas si des pots-de-vin ont été versés pour ces projets.

La route d’un pot-de-vin d’Alstom à la dictature tunisienne par l’entremise du Canada. Source: Radio-Canada
La route d’un pot-de-vin d’Alstom à la dictature tunisienne par l’entremise du Canada. Source: Radio-Canada
Par ailleurs, Alstom pourrait ne pas être la seule multinationale à avoir eu recours aux services du consultant canadien pour corrompre l’État tunisien.

Entre 2003 et 2010, Noujaim a versé au moins 10 millions d’euros supplémentaires à Trabelsi en provenance d’autres compagnies, a révélé une décision de la Commission de l’immigration qui a refusé le statut de réfugié à Trabelsi en 2015. Les noms de ces entreprises n’ont jamais été rendus publics.

Malgré tout, la GRC n’a jamais mené d’enquête indépendante sur la corruption d’Alstom et son consultant canadien, a appris Enquête. Élias Noujaim, qui n’a jamais fait l’objet d’accusations, n’a pas répondu à notre demande d’entrevue.

Alstom jamais inquiétée au Québec

Malgré la condamnation au Royaume-Uni, en 2019, Alstom Transport a conservé son droit de participer à des contrats publics au Québec.

« Les faits de corruption concernant la filiale britannique d’Alstom étaient connus. Des vérifications ont alors été effectuées pour conclure qu’une autorisation de contracter pouvait être délivrée », indique l’Autorité des marchés publics dans un courriel.

Une compagnie qui fait de la corruption internationale est normalement exclue des marchés publics au Québec. Or, ce n’est qu’une petite filiale au Royaume-Uni qui a été reconnue coupable et non pas Alstom Transport, en France, ou sa filiale locale au Canada.

Dans son jugement, le juge britannique indique pourtant que le stratagème de corruption en Tunisie fut « principalement organisé » par Alstom Transport, notamment. Selon l’ancien directeur juridique d’Alstom Fred Einbinder, la filiale britannique avait justement été créée « pour protéger la maison mère. Il n’y a pas de doute », dit-il.

« En général, vous allez utiliser des fusibles que l’on peut brûler. Ce n’est jamais la maison mère qui va se mouiller. La société mère, à la limite, peut nier avoir eu connaissance des agissements de ses filiales », analyse l’expert en conformité Messaoud Abda.

« L'exclusion des marchés publics, c'est la seule véritable sanction. C'est la seule qui constitue un véritable levier », croit Chanez Mensous, juriste pour Sherpa, une ONG française qui dénonce les ravages de la corruption internationale. Sinon, certaines compagnies pourraient avoir une approche comptable de la corruption, estime-t-elle.

Alstom Transport Canada a d’importants contrats au pays : le Réseau express métropolitain (REM) au Québec, le train léger d’Ottawa, le train de banlieue de Toronto et bien d’autres. En France, ni Alstom Transport ni aucun de ses dirigeants n’ont été accusés pour corruption internationale.

Enquête a appris qu’une investigation pour corruption a été ouverte en France concernant le tramway de Tunis. Mais le dossier a été définitivement fermé en 2021.

« Le risque français était très bas. On est un champion national, on ne va pas attaquer Alstom », explique l’ancien directeur juridique d’Alstom Fred Einbinder.

Belhassen Trabelsi, en juin 2019, en route vers le tribunal à Aix-en-Provence, en France. Source: Radio-Canada / AFP / Boris Horvat
Belhassen Trabelsi, en juin 2019, en route vers le tribunal à Aix-en-Provence, en France. Source: Radio-Canada / AFP / Boris Horvat
Le corrompu toujours en cavale

En mai 2016, Trabelsi devait être renvoyé du Canada vers la Tunisie après avoir échoué à obtenir le statut de réfugié.

La Commission de l’immigration du Canada avait conclu qu’il y avait des raisons sérieuses de croire que Trabelsi avait touché des pots-de-vin d’une multinationale dont le nom était caviardé à l’époque. Il s’agissait du géant du transport Alstom.

Mais quelques jours avant son renvoi, Trabelsi disparaît. Après trois ans de cavale, l’ancien homme fort de Tunisie a été retrouvé et arrêté dans une villa de la Côte d’Azur, en France, en mars 2019. Muni d’un passeport irlandais, il se cachait sous une fausse identité.

La justice française a refusé de l’extrader malgré la demande de la Tunisie. À ce jour, les millions de dollars en pots-de-vin versés à Trabelsi par Alstom n’ont jamais été retrouvés.

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2 commentaires

  1. Anonyme
    Anonyme
    il y a un an
    Les américains font ça partout, mais les autres s'inflident des sanctions!
    "Par ailleurs, Alstom pourrait ne pas être la seule multinationale à avoir eu recours aux services du consultant canadien pour corrompre l’État tunisien."


    Pour corrompre l'état Tunisien?

    L'état Tunisien est corrompu depuis des décennies ! Il était prévu depuis le jour 1 qu'une telle commission serait demandée aux entreprises voulant avoir le contrat. La seule question qui se posait dans cette affaire, pour l'état Tunisien, c'était de savoir quelle commission ses dirigeants encaisseraient.

  2. Sid Oine
    Sid Oine
    il y a un an
    corruption qu'en Tunisie
    J'ai aussi vu le reportage sur Enquête de Radio Canada.

    Plusieurs multinationales semblent croire que la façon de pénétrer un marché est de corrompre.

    Croire que cela se trouve qu'en Tunisie est probablement réducteur.

    Saviez-vous qu'à Québec, l'administration Marchand a refusé la mise en place d'un Bureau de l'inspecteur général. Un tel bureau aurait pu faire des enquêtes pour s'assurer qu'il n'y avait aucune collusion. Le tramway de Québec est le projet le plus coûteux de son histoire 3 ..4...5 ... milliards. Les coûts récurrents annuels sont inconnus.

    Saviez-vous que le projet de tramway n'est pas voulu par la population et que la Ville refuse de faire un référendum.

    Il n'y a rien qui rassure là-dedans.

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