"Le droit et la loi, telles sont les deux forces : de leur accord naît l'ordre, de leur antagonisme naissent les catastrophes."

Victor Hugo

Prisonnier de Guantanamo depuis 2002, Omar Khadr vient de déposer sa demande de transfert au Canada, celle-ci étant permise en vertu de l’entente relative à son plaidoyer de culpabilité, lequel fut enregistré à pareille date l’an dernier. À moins bien sûr de faire fi de la primauté du droit et du respect des droits de l’Homme, il y a de quoi se réjouir.

Là où le bât blesse, cela dit : le gouvernement conservateur aura le dernier mot sur ladite demande. Considérant l’historique de cette triste affaire, disons tout de suite que le retour du ressortissant canadien ne comporte aucune certitude. Loin s’en faut. Voyons pourquoi.

Me Frédéric Bérard
Me Frédéric Bérard
Arrêté par l’armée américaine en Afghanistan en 2002, Omar Khadr, âgé de 15 ans, est alors le plus jeune détenu de la prison militaire de Guantanamo. Les autorités américaines le soupçonnent alors d’avoir assassiné un de leur soldat. Idem quant aux soupçons de complot, d’espionnage et de soutien matériel à une organisation terroriste.

Depuis son incarcération, jamais ne lui a-t-on permis quelconque visite, sauf celles, rarissimes, de ses avocats canadiens. Blessé à un œil lors du combat fatidique, on lui refuse les soins nécessaires. Rien à comparer aux épisodes, fréquents, de mauvais traitements et de pure torture. En 2003, il reçoit la visite d’agents du Service canadien des renseignements secrets (SCRS). Les autorités américaines ont bien préparé le détenu à ces mêmes rencontres : la privation de sommeil au cours des semaines précède les interrogatoires.
Le Secrétariat américain de la Défense prétend par la suite que Khadr a finalement reconnu être un terroriste. Trois ans après son arrestation, on dépose enfin les accusations susmentionnées. Comment les autorités américaines ont-elles obtenu ce prétendu aveu ? Par l’entremise des interrogatoires illégaux menés par le SCRS. Joli.

En 2008, la Cour suprême du Canada ordonne au gouvernement fédéral de remettre aux avocats de Khadr la documentation relative aux interrogatoires dont il a fait l’objet, notamment les vidéos de ceux-ci. Dès lors, on apprend que les agents du SCRS connaissaient les mauvais traitements subis par Khadr; savaient que ce dernier ne pouvait d’aucune façon répondre librement aux questions posées. Que les aveux recueillis seraient, par voie de conséquence, systématiquement viciés.

Les documents (et surtout la vidéo) rendus publics, les manifestations populaires s’enchaînent afin de réclamer le rapatriement immédiat du jeune Khadr. Les partis politiques emboîtent le pas, parfois timidement. Le parti libéral, par exemple, peine à s’extirper d’un conflit d’intérêts évident : il était lui-même au pouvoir au moment de l’incarcération du Canadien. Difficile de gueuler maintenant à l’injustice. Passons.

Insensible aux pressions internes et internationales, le gouvernement Harper se vautre dans l’immobilisme le plus complet. Laissons la justice américaine faire son œuvre, plaide-t-il. Au même moment, Obama décrète la fermeture prochaine de Guantanamo. Contrairement à ses homologues d’autres pays dans la même situation, Harper refuse de rapatrier son ressortissant, et ce, même si les Américains ne veulent plus de ce dernier. Douce ironie.

En 2009, la Cour fédérale conclut que le gouvernement viole la Charte canadienne des droits et libertés et lui ordonne de réclamer son rapatriement. Le gouvernement porte alors la cause en appel. Mal lui en pris, la Cour d’appel fédérale confirme la décision de première instance. Opiniâtre, le gouvernement demande maintenant à la Cour suprême de renverser ces décisions. La raison ? L’incarcération et le rapatriement de Khadr, le cas échéant, relèvent du politique et non du judiciaire. Raisonnement amusant. Comme si la violation de droits et libertés prévus par la Constitution tenait de la discrétion de l’exécutif. Pendant ce temps, Khadr croupit toujours dans quelque cellule pourrie, et ce, en attente d’une conclusion de ces arguties juridiques aux allures à la fois alambiquées et interminables.

La Cour suprême rend finalement sa décision en 2010. Elle confirme partiellement les décisions de première instance, notamment en ce que le fédéral a contribué à la détention continue de Khadr et, par conséquent, porté atteinte aux droits à la liberté et à la sécurité de sa personne prévus par l’article 7 de la Charte des droits et libertés.

Comme l’indique la Cour : interroger un adolescent détenu sans qu’il ait pu consulter un avocat pour lui soutirer des déclarations relatives à des accusations criminelles sérieuses, tout en sachant qu’il a été privé de sommeil et que les fruits des interrogatoires seraient communiqués aux procureurs américains, contrevient aux normes canadiennes les plus élémentaires quant aux traitements à accorder aux suspects adolescents détenus.

Victoire en demi-teinte pour Khadr. Malgré ce qui précède, la Cour refuse d’ordonner le rapatriement, invoquant le concept de séparation des pouvoirs et, plus précisément, les impacts d’une telle décision sur la diplomatie canadienne. On demande plutôt au gouvernement fédéral de prendre les mesures nécessaires, incluant le rapatriement, afin d’assurer la réparation des injustices commises.

Le gouvernement Harper envoie alors une simple note aux autorités américaines requérant de ne pas utiliser les informations leur ayant été fournies par le SCRS. Retour devant les tribunaux : la Cour fédérale conclut au ridicule de cette mesure proposée et réclame du gouvernement une mesure réparatrice adéquate, suggérant implicitement le rapatriement.

Sans surprise, le fédéral porte cette décision en appel. Heureusement pour lui, le juge en chef de sa Cour d’appel est un ancien ministre conservateur nommé par… les conservateurs. L’honorable Pierre Blais renverse ainsi la décision antérieure. On oublie le rapatriement. Exaspéré, et on le serait à moins, Khadr conclut l’entente suivante : emprisonnement pour huit ans, et demande de transfert possible au Canada après un an.

Si on exclut ici le refus de Khadr de poursuivre la mascarade juridico-miliaire de Guantanamo, où il devait être représenté par un militaire américain, jugé par un jury composé exclusivement de militaires américains au cours d’une audience présidée par un juge militaire américain, jamais le ressortissant canadien n’aura subi de réel procès. Après pratiquement dix ans de violation de ses droits les plus fondamentaux.

Terroriste, Khadr ? Aucune idée. Ceci importe peu ou pas. Les vraies questions : souhaite-t-on d’un État de droit au caractère intermittent ? Veut-on d’une Charte des droits et libertés à degrés variables ? Le simple fait d’être accusé de crimes graves justifie-t-il dorénavant la privation de procès ? Le politique avant le juridique ? L’acharnement étatique ? Le marchandage de la présomption d’innocence au profit de l’hypocrisie diplomatique ? L’homophobie idéologique sous le couvert du déni de justice? Voilà les réels enjeux de ce triste film dans lequel son personnage principal est confiné, bien malgré lui, au rôle de pauvre cobaye.