Le droit de l’art sous l’œil d’un avocat passionné

Sonia Semere
2025-05-02 15:00:16
Un avocat allie sa passion pour l’art avec le domaine juridique…Rencontre.
François Le Moine est un avocat spécialisé en droit de l’art, un domaine où se croisent culture et subtilités juridiques.

Il conseille et représente ses clients dans une vaste gamme de questions juridiques, dont notamment les acquisitions d'œuvres d'art et les procédures de restitution.
Mais concrètement, quel est son rôle ? Comment intervient-il auprès de ses clients ? Quels sont les enjeux juridiques auxquels il fait face au quotidien ? Droit-inc a jasé avec lui.
Qu’est-ce qui vous a mené à vous spécialiser en droit de l’art ? Était-ce une vocation de longue date ou plutôt une opportunité qui s’est présentée au fil de votre parcours ?
C’est vrai que le droit de l’art est un domaine encore assez marginal au Québec. Quand je suis arrivé en droit, j’avais déjà complété un autre baccalauréat et suivi plusieurs cours en histoire et en histoire de l’art. Ces disciplines abordaient parfois des enjeux juridiques, mais une fois à la faculté, j’ai constaté que ce n’était pas un sujet dont on parlait beaucoup, voire pas du tout.
J’ai donc commencé à poser des questions : y avait-il des chercheurs qui s'intéressent à ces problématiques ? On m’a orienté vers Pierre-Emmanuel Moïse, qui travaille au Centre de propriété intellectuelle. C’est un spécialiste du droit d’auteur, pas directement du droit de l’art, mais il a toujours été très ouvert à de nouvelles approches.
C’est vraiment grâce à lui que j’ai été encouragé à explorer ce champ. Il m’a soutenu dans mes recherches, même si, à l’époque, ce n’était pas encore un domaine bien établi ici.
Quel type de dossiers traitez-vous au quotidien ? Et quelle est la nature de votre clientèle ?
C’est assez varié. Je travaille autant avec des artistes, qui peuvent faire face à des enjeux juridiques très spécifiques, qu’avec des institutions comme des musées, des universités ou encore de grands collectionneurs. Il m’arrive aussi d’accompagner des acteurs du marché de l’art, comme des galeries ou des experts en authentification.
Du côté des dossiers, il y a beaucoup de travail contractuel, notamment pour l’acquisition d’œuvres, l’organisation d’expositions ou encore la commande de créations. Ce dernier type de contrat peut être particulièrement complexe, car il faut concilier la liberté artistique avec les attentes du commanditaire, ce n’est jamais une science exacte.
Et puis, il y a des dossiers plus lourds, plus sensibles aussi, comme ceux liés à la restitution d’œuvres. Ce sont des affaires qui demandent du temps, de la rigueur et souvent un travail d’enquête minutieux.
Lorsqu’une œuvre a pu être volée, ou exportée illégalement dans le passé, il faut remonter sa trace, reconstituer sa provenance avec parfois très peu d’indices. C’est un peu comme une enquête policière : on tente de comprendre ce qui s’est passé, même si on n’a jamais toutes les réponses.
Avec l’émergence de l’intelligence artificielle, on imagine que de nouveaux enjeux juridiques apparaissent. Est-ce que vous êtes confronté à ces problématiques dans votre pratique ?
Absolument. L’intelligence artificielle soulève plusieurs types de questions juridiques, dont certaines commencent déjà à se poser concrètement dans le milieu de l’art. Un premier enjeu concerne l’authenticité des œuvres. L’IA devient un outil de plus en plus utilisé pour aider à déterminer si une œuvre est authentique ou non. Or, sur le marché de l’art, cette reconnaissance repose traditionnellement sur une autorité reconnue : un membre de la famille de l’artiste, une fondation ou un expert spécialisé.
Ces figures font autorité parce qu’elles ont acquis la confiance du marché. Mais que se passe-t-il si l’intelligence artificielle affirme qu’une œuvre est inauthentique, alors qu’un comité ou un expert l’a validée ? Ou inversement ? Aujourd’hui, l’IA peut proposer une évaluation basée sur des probabilités, mais elle n’est pas encore en mesure de justifier ses décisions de manière claire et argumentée.
Cela ouvre la porte à des litiges potentiels dans les prochaines années. D’ailleurs, certaines entreprises se spécialisent déjà dans l’authentification par IA, ce qui montre à quel point la question devient pressante.
Un autre aspect majeur, c’est celui de la création par l’intelligence artificielle. Pour entraîner ces modèles, on utilise d’immenses bases de données qui incluent souvent des œuvres protégées par le droit d’auteur, que ce soit des œuvres visuelles, musicales ou littéraires. Et bien souvent, ces œuvres sont utilisées sans que les artistes aient donné leur consentement.
Ces bases de données, à terme, risquent de concurrencer directement les créateurs. L'enjeu est de trouver un équilibre entre une politique favorisant l'innovation et la protection des droits des artistes.
Pour conclure, j’aimerais revenir à votre lien personnel avec l’art. Quelle est votre sensibilité artistique ? Qu’est-ce qui vous passionne autant dans ce milieu ?
J’essaie de soutenir les personnes dont j’admire le travail, qu’il s’agisse d’artistes, de galeries, de musées ou d’organismes culturels. D’ailleurs, je siège sur plusieurs conseils d’administration dans le milieu culturel, et c’est toujours extrêmement valorisant de pouvoir contribuer concrètement à la réalisation d’un projet, que ce soit une exposition, une réédition ou une initiative artistique.
Au-delà de l’aspect pratique, il y a aussi une dimension plus théorique dans ma démarche. Travailler dans le domaine de l’art en tant que juriste soulève énormément de questions fondamentales.
Par exemple, dans le Code civil du Québec, les œuvres d’art sont classées comme des biens. Mais est-ce suffisant ? Les délais de prescription prévus pour les biens sont souvent très courts, ce qui pose problème lorsqu’on parle d’objets ayant une valeur culturelle ou patrimoniale significative. Ces œuvres devraient peut-être bénéficier d’un traitement juridique différent, qui reconnaisse leur importance collective.