Le «long marathon» du juge LeBel

Daphnée Hacker-B.
2015-05-13 15:00:00
Après avoir atteint l’âge maximal de 75 ans, il a pris sa retraite en novembre dernier.
Il y a tout juste une semaine, il s’est joint au cabinet Langlois Kronström Desjardins (LKD), à Québec, en qualité d’avocat-conseil. Confortablement assis à son nouveau bureau, il répond aux questions de Droit-inc.
Plusieurs cabinets ont dû vous approcher, pourquoi avoir choisi LKD ?
Le cabinet me plaît, il a des racines profondes à Québec. Je me sens en pays de connaissance, puisque j’ai côtoyé plusieurs membres de l’équipe dans le passé. Aussi, il y a un aspect très personnel qui a eu une influence inévitable : mon fils, François LeBel, est associé du bureau.
Comment se passe le retour en cabinet ?
C’est fort différent, je devrais m’habituer, après autant d’années à travailler comme juge… J’aime mon nouveau rôle, qui portera exclusivement sur le conseil. Je me mets à la disposition des collègues pour leur donner mon avis, et aussi pour conseiller les clients. Je ne serais pas surpris qu’on me consulte sur des sujets très variés, et je crois que le droit constitutionnel en fera certainement partie.
Seriez-vous resté plus longtemps à la Cour suprême ?

D’ailleurs, vous avez critiqué à quelques reprises le processus de nomination des juges…
La Cour suprême est une institution majeure et la nature de la fonction des juges qui y siègent est telle que l’on devrait, à mon avis, offrir à la population une forme de consultation publique. Je sais que je n’ai pas été nommé dans un processus ouvert, ni la plupart des juges, mais je persiste à croire que lorsque des candidatures sont considérées, il faut en discuter de façon transparente.
Une nomination récente à la Cour suprême est celle de Me Suzanne Côté. Elle n’a pas été juge auparavant, est-ce un défi supplémentaire pour elle ?
Je ne verrais pas ça comme un obstacle à l’entrée en fonction. Il y a eu dans le passé des nominations directes à la Cour suprême, dont celle de Me William Ian Corneil Binnie. J’ai travaillé avec lui durant dix ans, et personne ne peut contester le fait qu’il a laissé sa marque. Bien sûr, il y a un élément d’apprentissage additionnel quand on n’a jamais été juge avant, mais en général les nominations directes ont donné de bons résultats. De plus, Suzanne Côté jouit d’une réputation établie depuis bon nombre d’années. Je ne peux que lui souhaiter le succès et aussi la santé, car il faut de l’endurance pour arriver au bout de ce marathon !
Pourquoi qualifiez-vous le travail de juge de marathon ?
C’est très prenant. Le problème avec la Cour suprême, et pour toutes les autres cours je suis certain, c’est qu’il est difficile d’arrêter de penser à un dossier, il vous revient toujours en tête. Il mijote, il vous habite. Il faut tenir compte des conséquences de nos décisions pour les parties concernées, mais en plus des effets sur le système juridique tout entier, et sur plusieurs institutions. Ça ne nous lâche pas facilement.
Comment faisiez-vous pour lâcher prise?
Mon conseil à un juge, surtout s’il est bon golfeur : ne pas arrêter ! Il faut s’aménager des périodes de détente, il faut prendre le temps de récupérer. Dans mon cas, chaque année je partais quelques semaines dans le sud avec ma femme, et je laissais mon BlackBerry dans le coffre de sécurité de la chambre d’hôtel, pour empêcher toute tentation de penser au travail.
En 30 ans comme magistrat, quelles sont vos observations sur l’évolution du droit au pays ?
Le droit change constamment, certaines branches se sont extrêmement développées : le droit international public et privé, mais surtout le droit de la propriété intellectuelle. Droits d’auteurs, brevets liés aux technologies, etc… Ces dossiers étaient rares il y a cinq à dix ans, ils reviennent de plus en plus. Il y a aussi eu tous les problèmes rattachés à l’interprétation et l’application des chartes québécoise et canadienne, qui ont marqué le droit criminel et la liberté d’expression.
Comptez-vous ralentir un peu le rythme de travail ?
Je reste passionné par le droit, mais je dois reconnaître que j’ai mon âge… qui est très public ! Je ne peux plus fonctionner au rythme de mes 30 ans, évidemment, mais je suis assez heureux d’être encore en bonne santé.
Un conseil pour les avocats qui plaident devant la Cour suprême ?
Préparer votre plaidoirie, mais ce qui est catastrophique c’est de s’y accrocher comme un noyé à une planche ! Quand on étudie son dossier, il ne faut pas regarder que les points forts, mais aussi les faiblesses, avoir la lucidité de les percevoir et savoir manœuvrer avec. Il faut avoir la capacité de se retourner, parfois rapidement. La nature du travail devant la cour est telle que c’est souvent un dialogue fait de questions et d’objections. Les avocats ne doivent pas voir ces questions comme des pièges, mais une volonté des membres de la cour d’explorer le dossier et de tester des hypothèses.
Un conseil aux avocats qui souhaitent devenir juges ?
Il faut bien pratiquer le droit, peu importe le domaine, et toujours être conforme aux règles d’éthique professionnelle. Mais ce qui est très très important : l’engagement social en-dehors du droit. Ça fait une différence substantielle : si on n’a pas d’autres centres d’intérêt, comment peut-on voir et comprendre ce qui se passe dans la société ? Il faut faire du bénévolat, du pro-bono, contribuer à la formation professionnelle, sinon, on s’atrophie moralement.