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BPR obtient une injonction contre son ex-avocat

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Élisabeth Fleury

Élisabeth Fleury

2025-11-20 15:00:22

L’affaire soulève des questions sur les devoirs déontologiques d'un avocat qui change d'employeur pour joindre un concurrent direct…

Samuel Charest - source : LinkedIn


Bombardier Produits Récréatifs (BPR) obtient une ordonnance de sauvegarde contre son ancien avocat, Me Samuel Charest, et le nouvel employeur de ce dernier, Canada Moteurs Importations (CMI).

L'enjeu : la protection du secret professionnel et la lutte contre le conflit d'intérêts dans un secteur ultraconcurrentiel.

L’ordonnance a été rendue le 11 novembre par la juge de la Cour supérieure Chantal Corriveau.

BPR, la demanderesse, était représentée par Mes Jean Lortie, Myriane Le François et Nadine Houle, de McCarthy Tétreault.

Mes Jonathan Pierre-Étienne, du cabinet Grondin Savares, et Jean-Philippe Caron, de CaLex Légal, agissaient pour Me Charest, le défendeur.

CMI, l’autre défenderesse, était pour sa part représentée par Me Marc Vaillancourt, avocat chez Vaillancourt Riou & Associés.


Jean Lortie, Myriane Le François et Nadine Houle - source : McCarthy Tétreault.
Le contexte

Me Charest a démissionné de chez BPR le 9 octobre dernier pour accepter le poste de chef du service juridique chez CMI, un compétiteur dans le domaine des produits récréatifs.

Le nouveau rôle de Me Charest chez CMI, hautement stratégique, couvre la gouvernance et la structure juridique interne, les dossiers juridiques et réglementaires, les relations avec les concessionnaires, les partenaires et les clients (gestion des litiges et rédaction des ententes, par exemple) et, enfin, la gestion stratégique et les conseils à la direction.

BPR a rapidement intenté une demande en injonction et en déclaration d'inhabilité, arguant que les fonctions de Me Charest chez CMI le plaçaient inévitablement en conflit d'intérêts et créaient une présomption de violation de son secret professionnel en tant qu'ancien avocat d'entreprise.

Une ordonnance d'injonction provisoire a été prononcée le 27 octobre. La décision qui nous intéresse ici portait sur la demande de BPR de convertir cette injonction provisoire en ordonnance de sauvegarde dans les mêmes termes.


Jonathan Pierre-Étienne - source : Grondin Savares


Secret professionnel ou droit à la mobilité?

La position de BPR

BPR s'est appuyé principalement sur le Code de déontologie des avocats et la jurisprudence en matière de secret professionnel.

Elle a soutenu qu'il était impossible pour Me Charest de s'acquitter de ses nouvelles fonctions sans utiliser ou être influencé par les connaissances confidentielles acquises chez BPR.

L’entreprise a souligné, documents confidentiels et déclarations assermentées à l’appui, que Me Charest avait participé à des discussions stratégiques visant spécifiquement CMI et les concurrents juste avant son départ.

BPR a plaidé la présomption de trahison. La Cour suprême (arrêt Succession MacDonald c. Martin), a-t-elle rappelé, établit qu'une fois la connexité entre l'ancien mandat et le nouveau prouvée, il y a une inférence que des renseignements confidentiels ont été transmis. Me Charest a le fardeau de renverser cette présomption, a-t-elle fait valoir.


Jean-Philippe Caron - source : CaLex Légal

Enfin, la demanderesse a évoqué le préjudice irréparable : une fois le secret professionnel brisé, même de bonne foi, le dommage est irréparable et ne peut être compensé monétairement.

La position de Me Charest et de CMI

Les défendeurs acceptaient le principe d'une ordonnance de sauvegarde, mais la trouvaient trop large et déraisonnable. Ils souhaitaient que l'ordonnance soit restreinte uniquement aux 12 concessionnaires qui représentent à la fois CMI et BPR (sur un total de 147 concessionnaires CMI), jugeant démesurée la restriction à l'égard de tous les concessionnaires.

Me Charest a aussi plaidé qu'il n'était pas lié par une clause de non-concurrence contractuelle et qu’il serait injuste de lui opposer une restriction d'activité professionnelle alors que ses supérieurs chez BPR qui ont des clauses de non-concurrence sont limités uniquement pour une durée de deux ans.

La présidente de CMI, Hélène Binet, affirmait de son côté ne pas avoir l'intention d'obtenir des informations privilégiées de Me Charest et s'engageait à respecter ses obligations.

Elle a aussi déclaré que CMI et BPR n'œuvrent pas dans la même gamme de produits, suggérant l’absence de concurrence véritable.

CMI soutenait par ailleurs que l'ordonnance provisoire était si limitative qu'elle rendait les services de Me Charest inutilisables et avait déjà forcé l'entreprise à retenir les services d'un avocat externe pour des dossiers simples.

La décision : primauté du secret professionnel
Marc Vaillancourt - source : Vaillancourt Riou & Associés


La juge Chantal Corriveau a statué en faveur de BPR, reconnaissant la gravité de la situation déontologique et le droit apparent de BPR à la protection de ses informations stratégiques.

1. Question sérieuse et droit apparent

La Cour supérieure a reconnu que BPR soulevait une question sérieuse à trancher, soit l'étendue de l'obligation de secret professionnel d'un avocat interne qui passe chez un concurrent.

Elle a aussi retenu que Me Charest avait bel et bien été impliqué dans des discussions stratégiques confidentielles visant la concurrence de BPR, y compris CMI, contredisant la déclaration de Me Charest.

Selon la juge Corriveau, BPR a établi prima facie l'existence du lien suffisant entre l'ancien et le nouveau mandat, et il revenait aux défendeurs de repousser la présomption que le secret professionnel pourrait être en péril. « Il s'agit d'un lourd fardeau à renverser; le risque de non-respect de l'obligation liée au secret professionnel est présent », a tranché la juge.

2. Préjudice irréparable et balance des inconvénients

Le critère du préjudice irréparable milite également pour le prononcé de l'ordonnance de sauvegarde, « car une fois le secret trahi, et ce, même de bonne foi, le dommage est irréparable », a rappelé le tribunal.

« Il ne suffit pas à Me Charest et CMI de déclarer qu’ils n’en ont aucune intention, le risque demeure présent », a évalué la juge Corriveau.

La balance des inconvénients doit selon elle suivre la même analyse. Bien que l'ordonnance puisse potentiellement mener au congédiement de Me Charest, la juge Corriveau a souligné que les défendeurs étaient conscients du risque lors de l'embauche.

« Le patron de Me Charest, Me [Martin] Langelier, avait abordé cette question dès l’annonce par Me Charest de son départ pour CMI. Il a néanmoins en quelque sorte pris une chance en acceptant ce poste », a fait valoir la juge.

Le tribunal a donc accueilli la demande d'ordonnance de sauvegarde, la limitant toutefois jusqu'au 30 janvier 2026, soit jusqu’à la date prévue pour l'audition de l'injonction interlocutoire et permanente.

L'ordonnance finale impose à Me Charest et CMI de s'abstenir des fonctions suivantes :

  • participer à la négociation, la rédaction et la mise à jour des « Dealer Agreements » (ententes) avec les concessionnaires;
  • participer à toute réunion avec la direction de CMI dans laquelle les relations concurrentielles de CMI avec qui que ce soit (c'est-à-dire l'ensemble des concurrents, dont BPR) seraient discutées.

La Cour supérieure a du reste pris acte de l'engagement de CMI de ne pas demander à Me Charest de briser ses devoirs de loyauté et de confidentialité.

Si elle restreint l'action de Me Charest en matière de développement stratégique et contractuel, l’ordonnance prononcée par la juge Corriveau permet à l’avocat de suivre les litiges en cours et de s'impliquer dans la gouvernance générale.

Nos demandes de commentaires auprès des avocats des parties sont demeurées vaines.

Par courriel, Me Jean-Philippe Caron a confirmé que CaLex Légal et Grondin Savarese représentaient Me Charest dans le cadre de la contestation de cette demande « inédite ».

« Vu le débat en cours devant les tribunaux, nous n’entendons pas émettre d’autres commentaires pour le moment », a-t-il indiqué.



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