Décès d’un virtuose de l’arbitrage
Un avocat et arbitre au parcours exceptionnel est décédé. Qui était-il?

L’avocat Jean-Pierre Lussier s’est éteint à l'issue d'une carrière remarquable comme arbitre de griefs.
Il se lance dans des études de droit alors qu'il n'a que 17 ans, avec le souhait de se tourner vers le droit criminel.
Diplômé d'une licence en droit et d'une maîtrise en criminologie de l'Université de Montréal, il enseigne à son tour le droit criminel et la criminologie dans son alma mater, après seulement quelques années de pratique. Il publie également un livre sur la procédure pénale, avec Jacques Bellemare.
À l'âge de 29 ans, Me Lussier dirige un contentieux d'une quarantaine d'avocats de l'Aide juridique à Montréal.
Procureur pour la Commission de Keable
C'est en 1977 que Me Jean-Pierre Lussier devient arbitre de griefs. La même année, il est nommé procureur pour la Commission Keable chargée de faire la lumière sur les agissements policiers qui ont suivi la crise d'octobre de 1970.
Jean-F. Keable, désigné pour diriger la Commission d’enquête sur la perquisition illégale à l’Agence de presse libre du Québec, recrute le jeune juriste afin de « s’adjoindre un avocat avec de bonnes connaissance en droit criminel. C’est ainsi que Jean-Pierre devient le premier procureur de ce qui deviendra, au fil des découvertes, la Commission d’enquête sur des opérations policières en territoire québécois », écrit le juge à la retraite Keable, sur la page de l’avis de décès.
« Ce fut un privilège de collaborer avec un juriste accompli, rigoureux, imaginatif dont l’apport aux travaux de la Commission d’enquête fut remarquable. C’est aussi à la suggestion de Jean-Pierre, que Me Michel Décary, feu Jean-Paul Brodeur criminologue et Suzanne Arcand, aussi criminologue, se sont joints à une petite équipe à des moments différents entre 1977 et 1981 », souligne Jean-F. Keable.
« Une confiance inébranlable »
Au cours des années 1980, il reçoit de plus en plus de causes d’arbitrage. Il se décide d'orienter sa pratique exclusivement vers ce domaine. « Mais c’est peut-être cette expérience sur le terrain comme, criminaliste, plaideur et procureur qui a fait en sorte que, par la suite, à titre d’arbitre, les avocats lui accordaient une grande confiance dans sa capacité à juger de la crédibilité des témoins, de la pertinence et de la valeur de la preuve présentée devant lui », pointe l’hommage de Me Robert L.Rivest, prononcé en mars 2021 quand Jean-Pierre Lussier a été fait membre honoraire de la Conférence des arbitres du Québec.
« Un des plus beaux compliments qui m’a été rapporté par un plaideur le concernant est le suivant : « Peu importe la cause, je voulais avoir Jean-Pierre Lussier comme arbitre parce que je savais alors que, même si je perdais la cause, je pouvais l’accepter puisque j’avais une confiance inébranlable en son raisonnement et son jugement ».
L’arbitre était également reconnu pour la qualité de sa rédaction, à la fois accessible et concise, soutenue par une analyse bien articulée et respectueuse pour les parties.
Robert L.Rivest avait interrogé dans son discours: « Jean-Pierre Lussier confirme que la vie est, en soi, profondément injuste. Pourquoi tant de talent et d'intelligence concentrés en une seule personne ? Jean-Pierre, c'est notre Mozart, notre Molière des temps modernes, il a su créer un style littéraire unique ».
Un arbitre éminent
Comme arbitre, il a rendu plus de 2 000 décisions, dont plusieurs ont fait jurisprudence. En 2011, Jean-Pierre Lussier avait rendu une sentence arbitrale qui mettait fin aux gardes de 24 heures consécutives dans les hôpitaux du Québec. Il avait donné six mois au gouvernement du Québec pour réduire les horaires de garde à un maximum de 16 heures par jour. Le ministre de la santé, Yves Bolduc, avait aussitôt annoncé se soumettre à la décision.
Jean-Pierre Lussier avait rendu la première décision arbitrale au Canada impliquant la question d'employés atteints du sida.
Me Lussier a été le président de la Conférence des arbitres du Québec à deux reprises, et il a également participé à plusieurs comités. Il est le fondateur du Service d’arbitrage accéléré (SAA).
Jean-Pierre Lussier a aussi agi comme président de comités de discipline de plusieurs corporations professionnelles.
Dans l’avis de décès, la famille souligne que ses proches « garderont le souvenir d’un homme bon, simple, généreux et drôle ».
« Jean-Pierre nous a quittés trop tôt, laissant derrière lui une communauté sous le choc, mais aussi l’empreinte d’un homme droit, généreux et profondément humain. Arbitre de griefs respecté au Québec, il portait avec rigueur et bienveillance la responsabilité d’adjudication tout en ayant une préoccupation pour les parties qui avaient à vivre ensemble, avec ses décisions, dans les milieux de travail. Son sens de la justice, sa capacité d’écoute et son calme inspirant faisaient de lui non seulement un professionnel d’une grande intégrité, mais aussi un collègue et un ami inestimable », rend hommage Me François Lamoureux, le président du Comité consultatif du travail et de la main d’œuvre ( CCTM).
« Jean-Pierre a apporté une grande contribution au Comité consultatif du travail et de la main d’œuvre (CCTM) en participant entre autres à une grande réforme de notre politique générale. Cette réforme a modifié le mode de nomination des arbitres, elle a établi un nouveau système de mentorat et de formation. Jean-Pierre nous a également accompagnés pendant plusieurs années à notre comité des plaintes et sa grande sagesse et son expérience furent d’une grande utilité. Aujourd’hui, nous rendons hommage à un homme qui croyait profondément en la justice et son souvenir restera indélébile pour chacun et chacune de nous », salue Me Lamoureux.
Me Gaston Nadeau se souvient d’avoir d’abord connu Jean-Pierre Lussier « comme stagiaire à notre cabinet et ensuite comme arbitre du travail. Il était un humaniste de premier ordre et un des meilleurs arbitres du travail que le Québec a connu grâce à ses compétences d'ordre juridique mais aussi sa sensibilité et sa clairvoyance ».
L’avocate et arbitre Claire Brassard salue « un modèle et un mentor pour moi et pour plusieurs autres arbitres. Jean-Pierre était respecté de tous, des procureurs, des parties et de ses collègues arbitres ».
« Je l'ai rencontré au début des années 1980 alors que nous étions encore de « jeunes » arbitres », se remémore Claude Foisy. « Au fil des ans, nous avons partagé plusieurs activités: le ski, le golf, le CA de la Conférence des Arbitres du Québec, la naissance du Service d'arbitrage Accéléré (SAA), le voyage en Chine et les nombreuses rencontres professionnelles et récréatives du SAA. Jean-Pierre était une personne intelligente, érudite, engagée, facile d'accès et chaleureuse. »
Quant à Me Luc Beaulieu, il rend hommage ainsi au défunt: « Jean-Pierre était l’exemple ultime à suivre en matière d’arbitre. Autant aimé et respecté du monde patronal que des syndicats. Grand juriste mais aussi excellent pour apprécier la preuve et la crédibilité des témoins. Il avait aussi un grand sens de l’humour et très bienveillant. Je me souviendrai toujours de ses judicieux conseils autant professionnels que personnels, notamment en m’incitant à profiter de la vie au maximum. Je n’ai que de très bons souvenirs de cet avocat exceptionnel et de sa personnalité remarquable. »
Jean-Pierre Lussier laisse dans le deuil son épouse Carole Bienvenu, ses deux fils et ses trois petits-enfants.