Dossier des médecins: la Cour supérieure sermonne Québec
Le tribunal dénonce une « certaine désinvolture » dans la gestion des enjeux cruciaux qui affectent la profession médicale et l’accès aux soins…

« Derrière l’inévitable populisme du politique et le cycle médiatique qui s’en nourrit se cachent l’amertume et l’anxiété des médecins actuels et en devenir dont le quotidien est tiraillé avec une certaine désinvolture. »
Le magistrat a rejeté toutes les demandes préliminaires du Procureur général du Québec PGQ), permettant à la justice d’entendre au fond le recours de la Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ) sur des enjeux fondamentaux : la liberté d’association des médecins, l’absence de mécanisme de règlement de différend afin de compenser les empêchements légaux et déontologiques les privant d’un droit de grève ainsi que la liberté d’établissement des étudiants et résidents en médecine.

Le juge Morin a insisté sur le fait que le bras de fer opposant les médecins au gouvernement sur leurs conditions d’exercice est un « litige qui mérite toute la robustesse qu’une joute judiciaire peut offrir », refusant de céder à la stratégie gouvernementale visant à « diviser et fractionner » le recours.
La position du PGQ était défendue par Mes Michel Déom et Marie Couture-Clouâtre, alors que la FMSQ était représentée par Mes Jean-Philippe Groleau et Bradley Wiseman, du cabinet Davies.
Le juge Morin a tenu au passage à souligner le travail « exemplaire » des avocats du PGQ et de la FMSQ, « dont les représentations verbales et écrites ont été fort utiles et pertinentes dans le processus de réflexion du Tribunal ».
Un « cube Rubik » juridique et politique
Pour rappel, la FMSQ a déposé une demande d’injonction et en pourvoi judiciaire visant d’une part à contraindre le gouvernement à négocier l’inclusion d’un mécanisme de règlement de différend dans le cadre de ses négociations collectives, et d’autre part à contester la constitutionnalité des articles 14 et 15 de la Loi favorisant l’exercice de la médecine au sein du réseau public de la santé et des services sociaux, qui visent à assujettir le droit de pratique éventuel des étudiants et résidents en médecine à des engagements et clauses pénales afin de moduler leur lieu de pratique.
Comme le souligne le juge Morin, « coup de théâtre, le hasard aura voulu que durant la pause matinale de l’audition, le Gouvernement du Québec introduise une loi spéciale visant à imposer de nouvelles conditions de travail aux médecins ».
« Nous sommes manifestement aux confins du politique et du juridique et le contexte est fort chargé », observe le juge Morin dans l’aperçu de sa décision.
« Une lecture de la demande sert d’ailleurs de rappel que des générations de politiciens et de médecins ont tenté de résoudre ce cube Rubik que représente le droit à la négociation collective des médecins garantie par la liberté d’association et les limites inhérentes à leur droit de grève découlant du caractère essentiel de leurs services », ajoute le magistrat avec toute la verve qui le caractérise.

Le PGQ a tenté de démanteler le recours de la FMSQ par des requêtes préliminaires. Il a soulevé trois arguments:
- Absence d'intérêt juridique de la FMSQ : le PGQ soutenait que la FMSQ n'avait pas le droit (l'intérêt personnel et direct) de contester la constitutionnalité des articles 14 et 15 du PL83, qui concernaient spécifiquement les étudiants et résidents en médecine. Selon le PGQ, seules les associations accréditées représentant ces groupes avaient la qualité pour agir.
- Allégations insuffisantes ou imprécises : le PGQ affirmait que certaines allégations factuelles de la FMSQ (remontant jusqu'à 25 ans dans certains cas) étaient trop vagues, l'empêchant de préparer sa défense de manière adéquate et de répondre intelligemment à la demande.
- Introduction d'une nouvelle cause d'action : le PGQ plaidait que l'ajout de la contestation des articles 14 et 15 du PL83 (liberté d'établissement) n'avait aucun rapport avec la demande initiale de la FMSQ, qui portait sur l'obtention d'un mécanisme de règlement de différend pour les négociations collectives. Cet ajout introduisait donc, selon lui, une cause d'action entièrement nouvelle qui aurait dû être rejetée.
Priorité à l'accès à la justice
Le juge Morin a rejeté en bloc les trois requêtes préliminaires du PGQ en appliquant une double approche : la prudence au stade préliminaire (le fardeau de la preuve du PGQ était très élevé) et la priorité à l'accès à la justice pour des enjeux d'intérêt public.
1. Rejet de la demande de radiation pour défaut d'intérêt :
- Absence non « manifeste » : le PGQ n'a pas démontré que la FMSQ n'avait manifestement pas l'intérêt juridique requis pour agir. Cette absence devait être « évidente » et ne l'était pas, a statué le juge.
- Intérêt direct et prospectif : la FMSQ a un intérêt prima facie puisque les étudiants et résidents en médecine sont ses futurs membres.
- Intérêt public et accès à la justice : le juge a reconnu l'intérêt public des questions soulevées. Surtout, il a souligné que les associations d'étudiants et de résidents ont des « ressources financières limitées ». Permettre à la FMSQ de porter la contestation est donc un moyen « raisonnable et efficace » d'assurer l'accès à la justice et d'éviter le « morcellement » (fractionnement) du litige.
2. Rejet des demandes de précisions :
- Travail « sérieux » : le juge a estimé que la FMSQ avait fourni un « travail sérieux de recherche d’informations » pour répondre aux demandes.
- Question de fond : le désaccord du PGQ portait sur la « force probante » (la crédibilité) des réponses de la FMSQ, et non sur leur manque de clarté. Ce genre d'attaque relève de l'audition au fond et non des requêtes préliminaires.
3. Rejet de la demande pour nouvelle cause d'action :
- Lien stratégique : Le tribunal a jugé qu'il existait une connexité suffisante entre les deux volets du recours (l'arbitrage et la contestation des clauses pénales). Les deux enjeux s'inscrivent dans une même logique : celle des « tactiques gouvernementales visant à restreindre le droit de pratique des médecins » et à « effriter l’équilibre des forces à la table des négociations ».
- Efficacité judiciaire : fractionner le litige entre les mêmes parties (FMSQ et PGQ) nuirait à l'utilisation efficace des ressources judiciaires, une approche à « proscrire ».
Le juge invite les parties à « redoubler d’efforts »
En conclusion, le juge Morin a rappelé la gravité des questions soulevées (liberté d’association, liberté d’établissement, impact sur l’accessibilité aux soins) et a manifesté un «certain étonnement quant à la lenteur observée» dans le déroulement de l’instance, qui dure depuis plus d’un an.
Il a exhorté les avocats à «redoubler d’efforts» afin de mener l’instance avec une «célérité renouvelée» pour permettre au judiciaire de jouer son rôle au sein de la «démocratie constitutionnelle ».
Le litige sera donc entendu au fond, avec toutes ses composantes intactes.