Opinions

Le bon juge Patrick Lagacé

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Marie-Pier Boulet

2025-10-28 11:15:17

Une avocate réplique à une récente chronique du journaliste Patrick Lagacé, Qu’en pensez-vous?

Au fil de ses récentes chroniques sur les prétendues « sentences bonbons », Patrick Lagacé s’érige en juge du système de justice. Il prétend connaître les dossiers, mais ses analyses reposent sur des résumés partiels, puisés d’un seul côté de la médaille, celui des médias, et parfois de la poursuite.

Marie-Pier Boulet - source : BMD Avocats

Rien d’intégral, rien de rigoureux : beaucoup d’émotions, peu de droit. Ses attaques médiatiques actuelles sont irresponsables et elles participent d’un climat dangereux où l’on en vient à légitimer la violence et nier la rationalité du droit.

Cette dérive atteint aujourd’hui un seuil inquiétant. Lorsque M. Lagacé écrit :

« Je repense à ce type qui a tabassé le pédophile à la sortie d’un palais de justice... Ce qui est étonnant, devant le laxisme des juges, c’est que ça n’arrive pas plus souvent. »

Il ne s’agit plus d’une opinion : c’est une banalisation, sinon une incitation à la violence. Une telle phrase légitime le recours à la force physique contre les décisions judiciaires, comme si la frustration populaire justifiait l’agression. Ce glissement est extrêmement grave. C’est exactement le type de comportement que le juge Noël dénonçait : la perte de confiance dans les institutions et la substitution de la vengeance à la justice.

Ironie tragique : pendant qu’on s’alarme à juste titre de l’effritement de la confiance envers les institutions chez nos voisins du Sud, certains, ici, contribuent activement à miner la nôtre en légitimant la violence et la haine envers ceux qui rendent la justice.

Les juges ne rendent pas des « sentences bonbons ». Ils rendent justice conformément à la loi, à la preuve et aux principes établis par les tribunaux supérieurs. En refusant de le reconnaître, M. Lagacé ne défend pas la justice : il en mine la légitimité. La justice ne se rend pas sur la place publique. Elle se rend dans les salles d’audience, là où les faits et le droit priment sur les émotions et les préjugés.

Qualifier les décisions de « sentences bonbons » témoigne d’une méconnaissance profonde du rôle judiciaire et d’un manque de respect envers l’institution elle-même. Ce type de discours est dangereux. Il nourrit la méfiance envers un système fondé sur la raison, la preuve et les droits fondamentaux, au profit d’un tribunal populaire où l’indignation tient lieu de justice.

Patrick Lagacé - source : La Presse

Chaque dossier comporte une histoire, des circonstances, des épreuves. Or, M. Lagacé ne s’y attarde jamais. Il condamne sans nuance, sans considération pour les principes essentiels : la proportionnalité, la réhabilitation, la dissuasion et l’individualisation des peines. En présentant les juges comme des distributeurs de clémence, il infantilise et déshumanise tout le processus judiciaire.

Aucune peine, aussi sévère soit-elle, ne peut réparer ce qu’une victime a subi. La peine n’a pas pour fonction de venger, mais de sanctionner avec justesse. Notre système de justice reconnaît et soutient les victimes par de nombreux programmes d’aide et d’accompagnement mis en place par le gouvernement. Ce n’est pas la sévérité d’une sentence qui guérit, mais la présence, l’écoute et le soutien.

Il faut également rappeler un fait que certains feignent d’ignorer : le Canada n’est pas un pays laxiste. Dans l’arrêt R. c. Gladue, la Cour suprême soulignait déjà qu’avec un taux d’incarcération d’environ 130 détenus pour 100 000 habitants, le Canada se classait au deuxième ou troisième rang parmi les démocraties industrialisées à cet égard. Aujourd’hui encore, ce taux demeure sensiblement le même : 127 détenus pour 100 000 habitants, selon les plus récentes données.

Depuis plus de cinquante ans, les rapports et études se succèdent pour constater l’échec de l’incarcération comme outil de réinsertion. Les juges Cory et Iacobucci, dans Gladue, rappelaient que l’emprisonnement est souvent une mesure coûteuse, inutilement dure et inefficace, tant pour la réhabilitation que pour la dissuasion. Déjà en 1969, la Commission canadienne sur la détermination de la peine et plusieurs rapports subséquents dénonçaient le recours excessif à la prison et appelaient à des solutions plus humaines et plus efficaces.

Comme l’écrivent Joël Charbit, Shaïn Morisse et Gwenola Ricordeau :

« Que vaut la réhabilitation promise par les réformateurs depuis que la prison existe, puisque toutes les statistiques sur la récidive démontrent son échec ? »

(Brique par brique, mur par mur : une histoire de l’abolitionnisme pénal, Lux, 2024, p. 28)

Ne pas être d’accord avec une peine est légitime. Mais cela ne justifie jamais de s’attaquer au décideur ni de lui faire un procès d’intention. Le juge Noël n’a pas un « historique de clémence » : il applique la loi, la preuve et les principes établis par les tribunaux supérieurs. Les cours d’appel sont là pour examiner les décisions et les corriger au besoin. S’en prendre à un juge, c’est franchir la ligne du débat d’idées pour verser dans l’intimidation.

Les chroniqueurs ont une tribune puissante. Cette influence s’accompagne d’une responsabilité : celle de ne pas transformer la justice en spectacle ni d’en déformer la mission sur la place publique. L’indépendance judiciaire, la proportionnalité des peines, la réhabilitation et la dissuasion ne sont pas de simples abstractions : ce sont les piliers de la justice. Des principes dont nous devons être fiers et que nous devons protéger.

À propos de l’auteure

Me Marie-Pier Boulet est présidente de l’Association québécoise des avocats et avocates de la défense (AQAAD).

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