La Cour fédérale refuse les résultats d’un sondage mené à l’aide d’un simple questionnaire à l’écran, dans une affaire de marques
Sébastien Lapointe
2022-02-23 11:15:00
La décision en question découle d’une opposition à l’enregistrement de la marque de commerce KING, en rapport notamment avec des BBQ et des dispositifs permettant d’en allumer. En appel de la décision du tribunal des oppositions (devant la Cour fédérale), on voulait introduire en preuve les résultats d’un sondage effectué en ligne auprès de quelques centaines de consommateurs, relativement à la question de la confusion entre les marques en présence.
Malheureusement pour Tokai, le tribunal conclut finalement que la nouvelle preuve qu’on voulait présenter est tout simplement irrecevable. Certes, ce genre de preuve (les sondages) peut parfois s’avérer utile, par exemple, pour aider le juge à trancher la question de la confusion possible entre deux marques de commerce. Par contre, tous les sondages ne sont pas nécessairement recevables en preuve, ni suffisamment pertinents. Comme il est souvent énoncé en jurisprudence, l’introduction d’un sondage en preuve implique de satisfaire à plusieurs critères relativement stricts, ce que le sondage en ligne effectué ici s’est révélé incapable de faire.
En temps normal, c’est-à-dire quand on produit un sondage traditionnel (mené auprès de répondants interrogés en personne), l’échantillon des répondants et la nature précise des questions sont autant de raisons pour lesquelles un tribunal éventuel pourrait refuser de considérer les résultats du sondage. Aussi, même en format traditionnel, le sondage est une forme de preuve périlleuse à présenter à un tribunal canadien.
Cette fois, pour ajouter à ces difficultés, Tokai a choisi d’innover en tentant de produire un sondage qui a été mené en ligne, en demandant à des internautes ciblés de répondre à un questionnaire à l’écran. Du pareil au même, non ? Non, justement, répond la Cour fédérale.
Selon le tribunal, les résultats du sondage en question ne peuvent constituer une preuve admissible. En particulier, on conclut que ce sondage précis n’atteindrait tout simplement pas le seuil d’admissibilité requis, puisqu’il serait trop peu fiable et refléterait des questions menant à des résultats dont on peut certainement mettre en doute la validité.
Pour ce qui est de la fiabilité, le tribunal conclut qu’à cause de la façon dont le sondage a été mené, on peut douter du fait que, s’il était répété, il parviendrait aux mêmes résultats. En d’autres mots, l’exercice s’éloigne trop d’une expérience scientifique, ce dont on tente habituellement de s’approcher avec de tels sondages, dans le but de fournir au juge ce qui reviendrait (idéalement) à des données concrètes objectives. Pour cette raison, le sondage ne présente pas le degré de fiabilité requis pour être admissible en preuve.
Pire encore, de l’avis du tribunal, les résultats du sondage s’avèrent aussi carrément invalides, parce que ce dernier ne posait pas les bonnes questions de la bonne façon à un échantillon adéquat de répondants. Ici, il y avait donc un problème non seulement avec le contenu du sondage, mais aussi avec la façon dont l’exercice a été mené auprès des consommateurs visés. Compte tenu de la façon de mener le sondage, les réponses obtenues sont juridiquement invalides.
À ce sujet, le tribunal trouve aussi à redire quant à la formulation de plusieurs questions. En l’espèce, même si la demande d’enregistrement visait des BBQ et des briquets pour les allumer, les questions du sondage se limitaient à parler de briquets, sans préciser de quels types de briquets on parlait, pas même si l’on visait des briquets ordinaires ou des briquets destinés à allumer un BBQ. Autre exemple de lacune à ce chapitre : on y présentait la marque de commerce visée d’une façon qui ne reflétait pas la manière dont un consommateur la rencontrerait normalement (en pratique) dans le commerce, par exemple sur les étalages.
La nature des questions posées serait donc problématique. Ainsi, selon le tribunal, il nous était permis de douter de la validité des réponses qui avaient été obtenues, puisqu’on avait tout simplement posé les mauvaises questions. « Garbage in, garbage out », de dire (en un sens) la Cour fédérale ici.
Pour ajouter à ces problèmes relatifs au contenu des questions elles-mêmes, il est aussi pertinent de noter que Tokai avait mené son sondage en l’administrant par un simple questionnaire affiché à l’écran des répondants (en ligne). À cause de cette formule, le sondage ne simulait pas adéquatement la rencontre d’un produit de marque X par un consommateur, dans le cours normal des choses, lorsqu’il magasine.
D’ailleurs, les résultats du sondage étaient aussi invalides parce qu’on avait élagué les résultats avant de les comptabiliser, en retranchant les réponses de certains répondants qu’on jugeait avoir rempli trop rapidement le questionnaire. Compte tenu du critère applicable en matière de confusion de marque (lequel implique un consommateur typique pressé par le temps), le tribunal se saisit ici de la contradiction pour estimer que les résultats obtenus par ce sondage sont invalides et, donc, irrecevables. À l’inverse, d’ailleurs, il voit aussi d’un mauvais œil le fait qu’on ait permis à certains répondants de prendre plusieurs heures (voire jours) pour répondre au sondage, ce qui est problématique dans une tentative d’obtenir la « première impression » des consommateurs interrogés et nuit à la crédibilité qu’on peut accorder aux résultats. La façon de mener le sondage et le temps donné aux répondants pour répondre constituaient donc eux aussi un problème pour le tribunal.
En somme, sans aller jusqu’à dire que les sondages effectués en ligne ne seront jamais admissibles dans de tels dossiers (portant sur la probabilité de confusion entre deux marques), la Cour fédérale nous rappelle que le sondage demeure un type bien particulier de preuve d’expert. Notamment, si l’on espère révéler par un sondage l’impression typique des consommateurs, encore faut-il faire l’exercice d’une façon qui puisse simuler les conditions réelles dans lesquelles un consommateur se trouverait lorsqu’il rencontre effectivement la marque en question. C’est une chose que de vouloir simuler l’expérience d’un internaute qui magasine en ligne, mais parvenir à reproduire ce qui se passe quand un consommateur longe les allées d’un magasin s’avère difficile à faire en posant des questions à un internaute simplement assis devant son écran.
Par conséquent, il nous est permis de conclure à la lecture de cette décision qu’il pourra généralement être difficile de mener un sondage (valable) en ligne dans un tel dossier. Lorsque la preuve vise à éventuellement aider le juge à statuer sur la probabilité de confusion entre deux marques de commerce figurant sur les étalages de magasins, un sondage mené par un questionnaire simplement affiché à l’écran (en ligne) pourra souvent être problématique.
Me Sébastien Lapointe a fondé et travaille pour sa firme Techtonik Legal inc. depuis 2020. Il pratique principalement en droit des affaires, propriété intellectuelle et droit des technologies.