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Il faudra payer pour faire entendre sa cause

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Bruno Gélinas Faucher

2016-01-18 11:15:00

Le nouveau Tarif judiciaire prévoit que les justiciables devront payer des frais d’audience pour passer devant un juge. Ce régime d’utilisateur-payeur est-il constitutionnel ?
Bruno Gélinas-Faucher est présentement chargé de cours à la faculté de droit de l’Université de Montréal
Bruno Gélinas-Faucher est présentement chargé de cours à la faculté de droit de l’Université de Montréal
Il ne fait nul doute que l’entrée en vigueur le 1er janvier 2016 du nouveau Code de procédure civile (n.C.p.c) signale un virage important dans la culture judiciaire québécoise. Ce changement, nous dit-on, vise entre autres à réduire les délais et les coûts afin de favoriser un meilleur accès à la justice.

Pourtant, l’un des changements qui accompagnent cette réforme législative semble aller à contre-courant. L’adoption du nouveau C.p.c. coïncide en effet avec l’adoption d’un nouveau Tarif judiciaire en matière civile, décret 1094-2015.

En plus d’augmenter considérablement les frais judiciaires et les droits de greffe, ce nouveau Tarif instaure également pour la première fois un système d’utilisateur-payeur où les justiciables devront payer des frais d’audience pour le temps passé en cour.

Ces nouveaux frais d’audience constituent un obstacle important à un meilleur accès à la justice et, de par ce fait même, paraissent inconstitutionnel à la lumière du jugement de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Trial Lawyers Association of British Columbia c. Colombie-Britannique (Procureur général), (2014) 3 RCS 31.

Ainsi, depuis le 1er janvier 2016, l’article 6 du nouveau Tarif prévoit que chaque partie devra payer des frais de 255 dollars par journée d’audience ou de 128 dollars par demi-journée à compter de la troisième journée d’audience. Ces frais sont de 300 dollars par journée d’audience ou de 150 dollars par demi-journée lorsqu’ils sont exigibles d’une personne morale. De plus, ces nouveaux frais d’audience sont exigibles au plus tard 45 jours avant la date fixée pour l’instruction.

Soulignons de prime abord que ce changement fait basculer le Québec dans un groupe très restreint de provinces et territoires qui ont pour pratique de facturer leurs justiciables pour le temps passé en cour.

En effet, seuls la Colombie-Britannique, la Saskatchewan, le Yukon et les Territoire du Nord-Ouest ont également adopté cette approche d’utilisateur-payeur. C’est d’ailleurs la règlementation en place en Colombie-Britannique qui fut contestée et invalidée en octobre 2014 par la Cour Suprême dans l’arrêt Trial Lawyers.

Des frais institutionnels

Dans cette cause, la Cour conclut que les frais d’audience instaurées en Colombie-Britannique avaient pour effet de nier à des justiciables l’accès aux tribunaux et contrevenait ainsi de façon inacceptable à l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867.

Il est vrai que les frais d’audience en Colombie-Britannique étaient (et sont toujours) plus élevés que ceux du nouveau Tarif instauré au Québec. Par exemple, il en coutait 3 600 dollars pour 10 jours d’audience en Colombie-Britannique, tandis que ce montant s’élève présentement à 2 040 dollars au Québec. Cette variation est toutefois de peu d’importance à la lumière du raisonnement de la Cour.

En effet, en se penchant sur la constitutionnalité des frais d’audience, la Cour suprême a été on ne peut plus claire. « Un régime de frais d’audience qui ne dispense pas les personnes démunies de l’obligation de payer ces frais outrepasse clairement les limites minimales autorisées par la Constitution » (para. 46; voir aussi para. 48).

Préserver les plus démunis

L’existence de mécanismes permettant d’exempter les justiciables moins fortunés est donc un élément essentiel afin d’assurer la constitutionalité de tout régime qui impose des frais d’audience. D’ailleurs, le régime britanno-colombien prévoyait une exception permettant aux juges de dispenser de tous les frais une personne « indigente ».

Or, cette exemption fut jugée trop restrictive et insuffisante par la Cour puisqu’elle « n’accorde pas au juge du procès un pouvoir discrétionnaire suffisant pour dispenser les plaideurs d’avoir à payer les frais d’audience dans les cas qui s’y prêtent » (para. 57).

On peut donc s’étonner, à la lumière de ces conclusions, que le nouveau Tarif en vigueur au Québec ne prévoie aucune exemption pour accommoder la situation des plaideurs qui seront incapables de s’adresser aux tribunaux en raison des frais d’audience.

Ce n’est qu’en novembre 2015, soit un peu moins de deux mois seulement avant l’entrée en vigueur du nouveau code, que le législateur québécois adopta la Loi visant notamment à rendre l’administration de la justice plus efficace et les amendes aux mineurs plus dissuasives (L.Q. 2015 c. 26) afin de répondre à cette situation. Cette loi venait donc amender le nouveau code de procédure civile avant même son entrée en vigueur.

Entré en vigueur le 1er janvier 2016, l’article 1 de la loi vient modifier l’article 339 du n.C.p.c. par l’ajout, à la fin, des alinéas suivants:

« Une partie à une instance peut, en raison de sa situation économique, demander d’être dispensée du paiement des frais exigés par journée d’audience requise pour l’instruction au fond d’une affaire. Une telle dispense est exceptionnellement accordée par le tribunal, totalement ou partiellement, en tenant compte de tout facteur approprié, y compris de ceux qui peuvent être définis par un règlement du gouvernement, s’il lui est démontré que le paiement de ces frais entraînerait pour cette partie des difficultés à ce point excessives qu’elle ne sera pas en mesure de faire valoir son point de vue valablement.

Cette demande de dispense peut être faite à tout moment de l’instance; elle suspend l’obligation de payer les frais qui en sont l’objet jusqu’à ce que le tribunal en dispose. La décision du tribunal est sans appel. Le tribunal peut néanmoins, même d’office, révoquer la dispense qu’il a accordée ou revoir sa décision de ne pas l’accorder si un changement significatif dans la situation économique de la partie le justifie.

Le tribunal ne peut toutefois accorder une telle dispense si elle s’inscrit dans le cadre d’une demande en justice ou d’un autre acte de procédure qui, émanant de la partie, est manifestement mal fondé, frivole ou dilatoire ou est autrement abusif. »

Cette réponse législative pour le moins tardive était nécessaire afin de rendre le régime constitutionnel. Il sera toutefois intéressant de voir comment la jurisprudence interprétera les critères permettant d’être dispensé du paiement des frais d’audience à la lumière du jugement Trial Lawyer.

Au final, il n’en demeure pas moins que la décision du gouvernement d’imposer des frais d’audience et de transposer le fardeau aux justiciables de démontrer leur situation « exceptionnelle » semble antinomique avec la volonté d’améliorer l’accès à la justice.


Bruno Gélinas-Faucher est présentement chargé de cours à la faculté de droit de l’Université de Montréal. Il a précédemment effectué un stage de cléricature avec le juge Cromwell à la Cour suprême du Canada. Il est titulaire d’un baccalauréat en droit civil et en common law de l’Université d’Ottawa, de même qu’une maîtrise en droit international de l’Université de Cambridge.

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14 commentaires
  1. Me Daniel Atudorei
    Me Daniel Atudorei
    il y a 8 ans
    Me Daniel Atudorei
    On commence de plus en plus à douter que le gouvernement ait véritablement employé/consulté des juristes dans la rédaction de ces lois et règlements...

  2. anonyme
    anonyme
    il y a 8 ans
    Remboursement?
    Qu'arrive-t-il si le litige est réglé avant le procès, mais après le délai de 45 jours pour payer les frais? Est-ce que la Cour va nous rembourser?
    Et qu'arrive-t-il si le procès finit par durer 3 jours au lieu de 4 jours? Vont-ils nous rembourser la journée de trop qu'on a payée?

    • Anonyme
      Anonyme
      il y a 8 ans
      Remboursement
      Vous pourriez peut être aller lire les documents en question au lieu de vous attendre à ce qu'un article de Droit inc. constitue un cours de droit en soi...

  3. Anonyme
    Anonyme
    il y a 8 ans
    Actions collectives
    Et selon l'article 5(1)b) du Tarif: le timbre payable pour le dépôt de la demande d’autorisation d’exercer une action collective : 1 700 $ lorsqu’elle est exigible d’une personne physique et de 2 000 $ lorsqu’elle est exigible d’une personne morale!

    Est-ce favoriser l’accès à la justice pour les démunis?

  4. Anonyme
    Anonyme
    il y a 8 ans
    Et encore...
    Il faut également mentionner l'article 3 a) du tarif qui mentionne également qu'il y aura des frais, selon la classe d'action, simplement pour avoir la possibilité d'inscrire la cause pour instruction et jugement (anciennement inscription au mérite).

  5. Me Guillaume Bourgeois
    Me Guillaume Bourgeois
    il y a 8 ans
    Petite précision
    En effet, le nouveau tarif civil ne prévoit pas directement de mécanisme pour permettre au juge d'éliminer les frais encourus à partir de la 3ème journée.

    Toutefois, ce mécanisme a été prévu par le législateur à l'article 339 NCPC, qui a été modifié par l'article 1 de la Loi visant notamment à rendre l'administration de la justice plus efficace et les amendes aux mineurs plus dissuasives, L.Q. 2015, c. 26, http://www2.publicationsduquebec.gouv.qc.ca/dynamicSearch/telecharge.php?type=5&file=2015C26F.PDF. Cette modification est entrée en vigueur le 1er janvier 2016 (voir Décret 1093-2015).

    Me Guillaume Bourgeois

    • Charles Belleau
      Charles Belleau
      il y a 8 ans
      Le chat court après sa queue
      Vous avez raison au sujet de cet amendement. Par contre, il faudra la rédiger de façon soignée, cette demande de dispense. Le temps facturable qui y sera consacré risque, dans certains cas, d'annuler l'effet de la demande! Le chat risque de courir après sa queue.

  6. Parajuriste
    Parajuriste
    il y a 8 ans
    Mise en application très "boboche" du nouveau CPC
    Je ne comprends pas pourquoi l'application du nouveau Cpc n'a pas été préparée plus amplement avant son entrée en vigueur. C'est incroyable comment tous sont laissés à eux-mêmes, y incluant les employés des greffes des divers Palais de justice. Ça fait tellement, tellement amateur, tellement à la va-comme-je-te-pousse...

  7. Charles Belleau
    Charles Belleau
    il y a 8 ans
    Les babines va les bottines
    Tous partis politiques confondus, nos nombreux ministres de la Justice ont beaucoup causé "accès à la justice", mais ne l'ont guère pratiquée.

    • Anonyme
      Anonyme
      il y a 8 ans
      Absolument d'accord avec ce commentaire
      Ce Cpc est un objet utilisé à des fins de politique. "regardez on s'en occupe". Lorsqu'on se rendra compte que ça fait perdre du temps et que ça coûte de l'argent on dira que les avocats n'ont pas joué le jeu.

      Il suffisait de mettre en avant la signification et le dépôt électronique de procédures pour sauver déjà temps et coûts aux parties. Quant à favoriser les règlements, hormis les grosses entreprises pour qui ça ne change rien, il ne plait à personne de s'enfermer dans un litige lorsqu'il est possible de régler.

  8. Anonyme
    Anonyme
    il y a 8 ans
    Tentez de remplir un protocole de l'instance...
    et vous comprendrez que l'accès à la justice n'a pas pu être à l'esprit en créant une telle aberration. Avec le plus grand respect, comment le législateur espère-t-il que les parties respecteront à la lettre un protocole alors qu'on en est qu'au début du dossier?

    Nous le savons tous, les requête pour demander de faire diverses choses hors délai seront présentées et la Cour d'appel les acceptera au nom du principe souverain audi alteram partem. Au final, les parties rempliront un formulaire inutile de plus pour lequel elles auront dû payer leur avocat.

  9. Me S
    Privatisation de la justice et du pouvoir judiciaire
    Le NCPC ce n'est que la Privatisation de la justice et du pouvoir judiciaire. On manque de respect aux justiciables! On rit en pleine face des avocats!

    • Anonyme
      Anonyme
      il y a 8 ans
      Vers un retour aux solutions de 1760?
      "Le NCPC ce n'est que la Privatisation de la justice et du pouvoir judiciaire."


      C'est ce que le NCPC favorise, et ce ne sera pas une première.

      Après la fin du régime français en nouvelle France, les litiges d'ordre privés se tranchaient fréquemment en arbitrage chez le notaire, plutôt que devant les tribunaux de sa Majestée.

      Plus la justice publique devient inaccessible, et plus la qualité des jugements qu'elle rend continue de baisser, plus le recours à la justice privé va s'accélérer.

  10. Joe
    Le party!
    La police va pouvoir s'en donner à coeur joie. Ça va empirer le préjudice, l'ostracisme et j'en passe. Le Gouvernement, de son bord, va pouvoir continuer d'être encore plus antidémocrate. Wow! On va directement vers le progrès, une belle justice sociale qu'on instaure. Ensuite, c'te monde là se demandent pourquoi les gens n'ont plus aucune confiance en notre système de pseudo-justice et la police... Y votent et écrivent des lois pour eux, c'est une Oligarchie pure et dure.

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