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L’excavatrice a perdu la tête

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Patrick Henry

2023-08-16 11:15:00

On sait que le fardeau qui incombe à un fabricant est très lourd dans le Code civil du Québec. Est-il cependant possible de le renverser?
Patrick Henry. Source: RSS
Patrick Henry. Source: RSS
C’est la question à laquelle la Cour supérieure vient de répondre dans un jugement rendu le 6 juin 2023 par l’Honorable Suzanne Hardy-Lemieux dans l’affaire AIG Insurance Company of Canada et al c. Mécano Mobile R.L. inc. et al., 2023 QCCS 1935 (CanLII).

Groupement Forestier Chaudière Inc. (GFC) est l’assurée d’AIG et possède une excavatrice de marque Volvo de l’année 2016 sur laquelle la défenderesse Mécano Mobile installe un bras spécial (« boom » ou « flèche »).

Le but de cette modification est d’installer une tête multidimensionnelle et multifonctionnelle qui permet à la pelle excavatrice de devenir un équipement servant à couper des arbres au niveau du sol, les ébrancher et les sectionner en tronçon. Il s’agit donc d’une modification substantielle à l’équipement original.

Le 26 août 2015, Volvo vend l’excavatrice à Strongco, son distributeur exclusif au Canada et le 10 mars 2016, Strongco vend l’excavatrice à Mécano Mobile à qui elle est livrée le 16 mars 2016.

Enfin, le 28 avril 2016, Mécano vend l’excavatrice modifiée à GFC, l’assurée d’AIG. GFC reçoit la machine modifiée le 21 juin 2016 et l’utilise sans difficulté apparente jusqu’au 25 janvier 2018, date à laquelle l’excavatrice s’apprête à débuter une journée de travail mais prend feu.

Malgré les efforts de l’opérateur et plusieurs tentatives d’extinction, l’excavatrice est perte totale. La juge rappelle fort justement les principes énoncés au Code civil du Québec concernant la garantie de qualité d’un bien et qui incombe au vendeur, soit la garantie que le bien et ses accessoires sont, lors de la vente, exempts de vices cachés qui le rendent impropre à l’usage auquel on le destine (1726 CcQ).

De plus, dans le cas d’un vendeur professionnel, l’article 1729 crée une présomption très forte à l’effet que l’existence du vice au moment de la vente est présumée. Le vendeur ne pourra la repousser que si le défaut est dû à une mauvaise utilisation du bien par l’acheteur, un fardeau très lourd.

Ces obligations incombent non seulement au vendeur mais également au fabricant et à toute personne qui en fait la distribution, notamment le grossiste et l’importateur. Ceci étant établi, la juge souligne que l’article 1729 ne met pas en œuvre une simple présomption mais bien une triple présomption telle que déjà déterminée dans l’arrêt CNH Industrial Canada Ltd c. Promutuel Verchères, société mutuelle d’assurances générales, 2017 QCCA 154 (CanLII).

Cette triple présomption se décompose comme suit : L’existence d’un vice, son antériorité par rapport au contrat de vente et l’existence du lien de causalité l’unissant à la détérioration ou au mauvais fonctionnement.

Certains y ont vu une présomption de responsabilité qui ne peut être repoussée que par une preuve convaincante de la faute de victime dans l’usage du bien ou encore un cas fortuit ou de force majeure.

L’acheteur a pour sa part un fardeau relativement léger à savoir de prouver par prépondérance qu’il a acquis le bien d’une personne tenue à cette garantie de vendeur professionnel et que le bien s’est détérioré prématurément par rapport à un bien identique ou de même espèce.

En l’occurrence, la juge constate que l’excavatrice en question a, selon la preuve, une durée de vie attendue d’au moins 10 ans et qu’en l’espèce, elle n’a réellement fonctionné que 18 mois avant d’être détruite. Il y avait donc bel et bien détérioration prématurée du bien.

Le vendeur et/ou le fabricant devaient donc démontrer que le défaut était dû à une mauvaise utilisation du bien par l’acheteur et son entretien fait donc partie de la notion d’utilisation. Après avoir conclu que la détérioration était prématurée compte tenu du court usage relatif de l’équipement, le Tribunal se penche sur les conclusions des experts (en l’occurrence quatre experts différents) qui ont témoigné au procès.

Après avoir analysé leurs expertises techniques ainsi que leurs témoignages, la juge constate que seulement deux experts ont pu voir la machine après la perte et l’expertiser. Elle écarte également un des experts envers qui elle n’accorde que peu de crédibilité.

Quant aux autres, il semble qu’un des experts ait conclu à la possibilité que l’incendie ait été causé par une défaillance électrique ou la présence d’un matériel combustible tel des résidus de bois sur une surface chaude.

Mais, se basant sur le témoignage de l’opérateur et de ses constatations visuelles le matin de l’incendie, l’expert de la demande conclut à une « défaillance du système électrique intrinsèque du véhicule, soit sur le câblage d’alimentation de l’alternateur ».

Un autre expert constate la présence de résidus forestiers (matières organiques) à divers endroits sur l’équipement, ce qui laisse penser à un mauvais entretien. Mais puisqu’il ne peut exclure la possibilité d’une défaillance électrique, il en vient à la conclusion que la cause probable de l’incendie demeure indéterminée.

Toutefois, l’expert de Volvo (le fabricant) souligne que la pelle excavatrice dont c’était la fonction primaire lors de sa fabrication, a été largement modifiée tant au niveau des pompes hydrauliques que du système électrique et mécanique. Ces ajouts produisent plus de chaleur, ce qui augmente aussi le risque d’incendie et ces modifications n’ont jamais été rapportées ni dévoilées au fabricant.

L’expert conclut donc à trois hypothèses, soit la combustion de débris, un problème électrique ou encore hydraulique. La juge écarte la possibilité qu’un défaut de fabrication ait été à l’origine d’un court-circuit du système électrique ayant été informée de la façon dont le câble en question était protégé.

Bien qu’elle ne le mentionne pas spécifiquement, la juge semble en arriver à la conclusion que le fabricant se soit déchargé de son fardeau en démontrant que l’incendie aurait été causé par un mauvais entretien (nettoyage des débris de bois) ou encore d’une mauvaise utilisation (par l’installation d’équipement pour lequel l’excavatrice n’était pas initialement conçue) affectant de ce fait tant le système hydraulique que le système électrique.

Elle conclut donc que la cause de l’incendie demeure indéterminée, en foi de quoi elle rejette l’action. Notons que ce jugement, bien que daté du 6 juin 2023, n’a fait l’objet d’un avis de jugement que le 7 juillet, de telle sorte qu’au moment d’écrire la présente infolettre, les délais d’appel n’étaient pas encore expirés.

À propos de l’auteur :

Patrick Henry est avocat plaidant et associé au sein du groupe droit des assurances chez Robinson Sheppard Shapiro.

Sa pratique porte sur le litige civil, la responsabilité civile et professionnelle, et la responsabilité du fabricant. Il a plaidé devant toutes les instances judiciaires et tribunaux d’appel, notamment à quatre reprises devant la Cour suprême du Canada.

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