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Le discours de Brian Mulroney au Congrès du Barreau du Québec

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L'équipe Droit-inc

2007-06-04 09:44:00

Cette année, la Médaille du Barreau du Québec a été remise à l’ancien premier ministre du Canada, Brian Mulroney, qui pratique le droit au sein du cabinet Ogilvy Renault, à Montréal.

Si vous l’avez manquée, revoici l’allocution prononcée par Me Mulroney lors de la cérémonie de clôture du Congrès annuel du Barreau du Québec tenue cette fin de semaine à Tremblant.

Chers collègues, chers amis,

C'est avec beaucoup d'émotion que je reviens aux sources, et c'est avec grande fierté et humilité que je reçois la Médaille du Barreau du Québec.

Ensemble aujourd'hui, nous ravivons d'anciennes amitiés, nous renouons avec d'anciennes connaissances, nous repassons les souvenirs d'une vie entière dans la profession que nous avons choisie, le droit.

Dans ce domaine, le Barreau du Québec est unique au Canada et en Amérique du Nord, en tant que gardien de deux grandes traditions juridiques, la common law britannique et le droit civil français.

Le Québec forme vraiment un pont entre l'Europe et l'Amérique, entre le Nouveau Monde et l'Ancien.

Ce double héritage explique d'ailleurs le caractère bilingue de notre pays. Bien avant la Charte des droits, il était présent dans la Loi constitutionnelle de 1867, dans des mots que nous savons tous par cœur :

"Dans les chambres du parlement du Canada et les chambres de la législature de Québec, l'usage de la langue française ou de la langue anglaise sera facultatif (...) et dans une plaidoirie ou pièce de procédure par devant tous les tribunaux ou émanant des tribunaux du Canada qui seront établis sous l'autorité de la présente loi, et par devant tous les tribunaux ou émanant des tribunaux de Québec, il pourra être fait également usage, à faculté, de l'une ou de l'autre de ces langues."

Voilà essentiellement à quoi tient la Confédération, énoncé dans un seul paragraphe, l'article 133 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique (AANB).

Cela nous rappelle, entre autres choses, que la tradition de pluralisme et de tolérance si chère à la société canadienne remonte bien plus loin que 1982.

La Charte, dont nous célébrons cette année le 25e anniversaire, et qui fut précédée par la Déclaration canadienne des droits de Diefenbaker, s'inscrit dans la continuité d'une démarche amorcée avec l'Acte de Québec de 1774 et l'Acte constitutionnel de 1791, qui eux-mêmes ont servi de préludes à l'AANB.

Ce ne sont pas là de simples dates dans notre histoire, mais bien les fondements juridiques de l'Etat moderne que nous avons construit de génération en génération, d'un siècle à l'autre. Si l'Accord du lac Meech avait été promulgué en 1990, il s'inscrirait lui aussi dans cette continuité.

Il y a 42 ans, en 1965, j'entrais dans la profession en étant appelé au
Barreau du Québec. Je me rappelle être venu à Montréal, frais émoulu de l'Université Laval, pour devenir jeune associé chez Ogilvy Renault. Les heures étaient longues, la paye était maigre, mais nous étions jeunes et la vie était belle.

J'ai été éloigné de Montréal, et du cabinet d'avocats, pendant toute la décennie où j'ai dirigé la société Iron Ore, et pendant toute celle où Mila et moi avons été sur la scène publique. Mes années au poste de premier ministre ont été une période de transformation pour le Canada. Et j'ai exercé mes fonctions sous l'éclairage de ma formation de juriste.

Je savais ce que voulait dire la primauté du droit. Je savais aussi l'importance d'un pouvoir judiciaire indépendant, comme étant le premier et le meilleur garant de nos libertés.

Cet honneur que me confère ma propre profession revêt donc une importance toute particulière pour moi. Voici donc les deux sujets dont j'aimerais vous entretenir : la primauté du droit et l'indépendance de la magistrature.

La primauté du droit n'a rien d'obscur, pas plus que l'indépendance des juges. Dans un monde branché comme celui d'aujourd'hui, ce ne sont pas des notions poussiéreuses enfermées dans les vieilles revues de droit, ni les échos de débats oubliés dans les tribunaux modèles.

Que veut-on dire au juste par la primauté du droit? Que la loi s'applique à tout le monde, et que personne n'est au-dessus d'elle, sans exception ni préséance : ni le premier ministre, ni le gouverneur général, ni même la souveraine au nom de laquelle la loi est posée en principe fondamental de notre société libre.

Que veut-on dire par l'indépendance de la magistrature? Que les juges mènent leur propre barque. Si le processus qui aboutit à leur nomination est politique, ils sont au-dessus de la politique.

Le regretté juge en chef Brian Dickson, un des grands juristes canadiens du siècle dernier, avait trouvé les mots justes quand il a écrit en 1986 : " Le rôle des tribunaux en tant qu'arbitres des litiges, interprètes du droit et défenseurs de la Constitution exige qu'ils soient complètement séparés, sur le plan des pouvoirs et des fonctions, de tous les autres participants au système judiciaire."

Et comme disait en 1932 l'ancien Premier ministre Arthur Meighen dans un débat du Sénat sur le sujet : "Les juges ne sont pas sous la direction du gouvernement à aucun point de vue. Le juge occupe une place à part."

Les juges interprètent la Constitution, le contrat social canadien, depuis le partage des pouvoirs dans la Loi constitutionnelle jusqu'aux dispositions de la Charte sur les droits à l'égalité. Ils appliquent le Code criminel. Ils arbitrent les conflits et règlent les différends, en droit de la famille, en droit commercial, en droit constitutionnel.

Mais au-delà de ces fonctions normales de la magistrature, les juges, par leur indépendance, sont les meilleurs garants de nos libertés. Dans certains cas, ils sont le dernier, sinon le seul, rempart contre les atteintes aux droits et aux libertés des citoyens canadiens, lorsque leur gouvernement se livre à des abus de pouvoir, ou la police à des chasses aux sorcières.

Lorsque l'Etat, avec tous les moyens légaux et financiers à sa disposition, s'acharne de toutes ses forces sur un simple citoyen, cela peut être à la fois effrayant et dangereux.

En pareille circonstance, à qui le citoyen peut-il s'en remettre pour se défendre, sinon à un avocat assez brave pour affronter l'Etat? Et qui peut arrêter l'Etat quand il persécute et poursuit à tort un citoyen canadien?

L'opposition peut bien crier à l'injustice et les médias faire tout le tapage possible, seul un juge peut y mettre fin, d'un simple jugement.

Telle est l'autorité du pouvoir judiciaire dans notre régime de gouvernement, telle est l'estime dans laquelle les juges sont tenus.

Il y a plus d'un siècle, le grand Oliver Wendell Holmes a cerné avec justesse la primauté du droit et l'indépendance de la magistrature quand il a écrit : "The reason why law is a profession, why people will pay lawyers to argue for them or to advise them, is that in societies like ours the command of the public force is entrusted to the judges in certain cases, and the wholepower of the state will be put forth, if necessary, to carry out their judgment and decrees."

Tout le pouvoir de l'Etat sera mobilisé. Ou tout le pouvoir de l'Etat sera arrêté.

Le pouvoir de l'Etat peut servir à faire exécuter un jugement. Mais il peut aussi être enrayé par un jugement.

Un jugement n'est qu'un bout de papier. Mais des mots sur du papier, signés par le juge qui les a écrits, ont un pouvoir sans pareil dans notre société. Un simple bout de papier d'un juge indépendant et voilà le gouvernement et la police plantés là sur les marches du palais de justice, l'air ridicule et humilié.

Nous connaissons tous des cas de la jurisprudence canadienne où un juge indépendant s'est trouvé la seule personne à s'interposer devant des abus du pouvoir public, dont des agissements douteux de la police. L'affaire Beaudoin n'est qu'un exemple d'abus flagrant de la part de gens investis de pouvoirs.

L'impartialité de la magistrature, ainsi que l'écrivait un jour le juge
LeDain, "connote non seulement un état d'esprit ou une attitude dans l'exercice concret des fonctions judiciaires, mais aussi un statut, une relation avec autrui, particulièrement avec l'organe exécutif du gouvernement, qui repose sur des conditions ou garanties objectives".

Durant les neuf années où j'ai été premier ministre, j'ai eu le privilège de nommer des centaines de juges aux cours supérieures, aux tribunaux d'appel, à la Cour fédérale, à la Cour d'appel fédérale et, bien entendu, à la Cour suprême.

Pendant plus d'un siècle, ces nominations se faisaient à la seule discrétion du premier ministre et du ministre de la Justice. Pendant des décennies, c'est le gouvernement en place qui nommait rondement les juges, sans aucune consultation ou presque. Que nos tribunaux aient pu s'imposer avec tant de force, dans un tel contexte de partialité, relève du miracle.

En qualité d'avocat, j'éprouvais un respect salutaire pour les opinions d'autrui et je trouvais qu'il y avait franchement une trop grande concentration de pouvoir dans les mains du premier ministre et de son gouvernement.

En 1986, j'ai décidé que le meilleur moyen de renforcer l'intégrité et l'indépendance de la magistrature était d'établir un processus par lequel ne seraient choisis que les personnes les plus aptes entre tous à tenir ce rôle.

C'est ainsi que nous avons créé dans chacune des provinces un comité consultatif habilité à revoir et à rejeter les candidatures à la magistrature fédérale. Ces comités avaient le dernier mot, et le gouvernement s'engageait à ne faire aucune nomination qui n'avait pas reçu leur approbation.

Ainsi, le Barreau et la population en général avaient l'assurance que seules des personnes compétentes et indépendantes seraient élevées à la magistrature, des personnes que le Barreau lui-même avait approuvées au préalable.

Comme les dossiers et les délibérations étaient strictement confidentiels, personne n'a jamais subi l'embarras public d'être considéré inapte à ce poste.

Le système n'était pas parfait, et ne l'est toujours pas. Mais il n'en créait pas moins un processus consultatif, et un régime de nomination selon le mérite, sans exposer les juges à des élections ou à des tractations arbitraires comme on l'a vu souvent aux Etats-Unis.

La responsabilité ultime des nominations incombait quand même toujours au premier ministre et au ministre de la Justice. Nous faisions de notre mieux pour être à la hauteur des standards que j'ai énoncés.

A un certain moment, la Cour suprême était composée entièrement de gens que j'avais eu l'honneur et le grand privilège d'y nommer : huit juges - John Sopinka, Frank Iacobucci, Gérard La Forest, Claire l'Heureux Dubé, Peter Cory, John Major, Charles Gonthier et Beverley McLachlin - et évidemment Antonio Lamer que j'ai élevé au poste de Juge en chef.

L'objectif, faut-il le rappeler, n'est pas seulement d'assurer l'indépendance des recommandations aux nominations judiciaires, mais aussi de nommer les juristes les plus hautement qualifiés que le pays puisse convaincre d'accéder à de si hautes fonctions.

Et si grand que soit l'honneur d'accepter ce rôle, avec les responsabilités et la stature qui s'y rattachent, rien ne garantit que des plaideurs prospères et respectés vont proposer spontanément leurs services. Il arrive parfois que des avocats très sollicités et bien rémunérés reculent devant la perte de revenu associée à cette "promotion".

En fixant le salaire des juges, nous devons être conscients que nous influençons aussi jusqu'à un certain point la qualité des décisions prises dans l'interprétation de nos lois. Si le Canada veut des juges de haut calibre, il doit les rémunérer en conséquence.

Je considérais de mon plus haut devoir en tant que premier ministre de veiller a ce que seuls soient nommés des gens extrêmement intègres et compétents.

J'estimais qu'il n'y avait là aucune place pour la politique partisane, qui peut s'exercer ailleurs dans le système de nominations gouvernementales. Je ne suis pas infaillible cependant, et des erreurs ont certainement été commises.

Mais la magistrature demeure le fondement de notre société civile. Sans juges foncièrement indépendants, nous serions condamnés à l'échec.

Dans la pratique privée, j'ai toujours admiré la compétence et les qualités de nombreux collègues, et j'en ai souvent eu l'occasion aussi lorsque j'étais premier ministre. Je n'hésitais pas à recourir à des juristes, tant du gouvernement que de l'extérieur, pour éclairer des dossiers complexes comme ceux du Lac Meech, de l'Accord de libre-échange, de l'ALENA, de la création du Sommet de la Francophonie ou de la réforme fiscale, y compris la TPS.

Dans les affaires importantes de ce genre, j'ai toujours été impressionné par la somme de savoir, la perspective historique et le jugement sûr que des membres du Barreau pouvaient apporter à l'étude des dossiers.

Je vous donnerai l'exemple de l'Accord du lac Meech, un dossier extrêmement complexe et délicat sur le plan politique. Lors de la longue réunion de l'édifice Langevin, le Premier ministre Peterson de l'Ontario a posé une question qui préoccupait son procureur général, Ian Scott : la clause de la société distincte avait-elle une incidence sur les droits linguistiques de la minorité anglaise au Québec? Il était environ trois heures du matin.

J'ai demandé une pause et j'ai convoqué dans mon bureau nos conseillers juridiques, internes et externes, pour leur poser la question. Ils ont tous les deux répondu non, qu'il n'y avait aucune incidence sur les droits de la minorité.

Chacun était un membre respecté de la profession. Notre conseiller interne, Frank Iacobucci, était alors sous-ministre de la Justice. Il avait été doyen de la Faculté de droit à l'Université de Toronto et serait plus tard juge à la Cour suprême.

Notre conseiller externe était Roger Tassé, un des plus brillants hommes de loi du Canada, qui était sous-ministre de la Justice au moment de l'adoption de la Charte des droits et libertés.

Quand j'ai fait remarquer que M. Trudeau avait exprimé la même préoccupation que M. Scott dans son article dénonçant l'Accord du lac Meech, M. Tassé m'a dit : "Vous savez, Monsieur le Premier ministre, j'ai rédigé une grande partie de la Charte. Trudeau et Scott se trompent tous les deux. Il n'y a rien ici qui affaiblit les droits de la minorité." Frank Iacobucci était entièrement d'accord.

J'étais grandement rassuré, moi le premier ministre, de recevoir des avisde ce calibre, à un moment aussi crucial des négociations. Je leur ai demandéà tous deux de revenir avec moi à la réunion et de répéter ce qu'ils venaient de me dire, exactement dans les mêmes termes.

Ces avis de nos conseillers interne et externe, tous deux concordants, ont favorisé la réussite de cette réunion historique, qui datera de 20 ans demain.

Quant à la primauté du droit, le meilleur exemple que je puisse donner fait partie de l'historique des négociations de l'Accord de libre-échange avec les Etats-Unis.

Le système américain de règlement des litiges commerciaux consistait à soumettre une allégation de subvention déloyale ou de dumping au jugement d'un groupe partisan nommé par l'Administration. Beaucoup de décisions favorisaient évidemment l'équipe locale. Faut-il s'en étonner ?

Nous avons donc fixé comme un de nos buts premiers d'obtenir un mode de règlement des litiges qui serait juste et impartial. Tout au long des négociations, nous nous en sommes souciés davantage que la partie adverse.

Il y avait des raisons à cela, dont la définition du préjudice en droit commercial, qui rendait plus facile aux Etats-Unis de nous poursuivre que l'inverse, en raison de la petitesse de notre marché et de la part de notre production qui est exportée.

Quoi qu'il en soit, à force d'insister et de faire appel à la volonté politique aux plus hauts niveaux, nous avons réussi à obtenir un mode de règlement satisfaisant pour nous. S'il permettait à chaque pays d'appliquer et même de modifier ses propres lois commerciales, il n'en créait pas moins un système tout nouveau de jurys binationaux avec alternance à la présidence qui mettait les décisions à l'abri de toute ingérence politique et assurait une interprétation juridique des lois en vigueur, autrement dit le strict respect de la primauté du droit.

Sans cela, nous étions prêts à nous retirer et nous l'avons dit clairement aux Américains. L'Accord a été signé à l'approche de minuit le dernier jour du délai de négociation rapide fixé par le Président Reagan. Les Américains se sont laissé fléchir seulement lorsqu'ils ont compris que nous tenions mordicus au règlement impartial des litiges commerciaux, pas avant.

Ainsi donc, nous avons approuvé l'Accord de libre-échange seulement lorsque nous avons été certains que le droit primerait dans la résolution des conflits. Le Canada a accordé autant qu'il a reçu, gagnant et perdant des causes, mais au moins il ne s'est pas prêté systématiquement à un jeu où l'arbitre était l'entraîneur de l'équipe adverse. Je suis très fier de cela.

La primauté du droit et l'indépendance de la magistrature sont au cœur même de nos libertés, qui font de nous tous des êtres égaux devant la loi. Nous devons les défendre avec le plus grand acharnement, au sacrifice même de nos vies. Notre régime démocratique en dépend.

C'est ce que le grand juge américain Learned Hand appelait l'esprit de liberté. Je répète aujourd'hui son mot célèbre, que j'ai souvent eu l'occasion de citer :

"The spirit of liberty is the spirit that is not too sure it is right. The spirit of liberty seeks to understand the minds of other men and other women.
The spirit of liberty weighs their interests against its own without bias. The spirit of liberty knows that not even a sparrow falls to earth unheeded. The spirit of liberty is the spirit of Him who, 2000 years ago, taught mankind a lesson that it has never quite learned and never quite forgotten - that there may be a kingdom where the least shall be heard and considered side-by-side with the greatest."

"L'esprit de liberté est tel que même un moineau ne peut tomber au sol sans qu'on s'en aperçoive."

Je vous remercie du grand honneur que vous me faites, chers collègues, et comme toujours, de l'amitié que vous me témoignez depuis si longtemps.
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