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L’identité des juges

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André Binette

2021-04-21 14:30:00

Après la décision du juge Marc-André Blanchard, Droit-inc vous présente le point de vue d’un juriste qui met en doute l’objectivité des magistrats…

André Binette, l’auteur de cet article.
André Binette, l’auteur de cet article.
Nous attendons dans les prochaines semaines un jugement majeur du juge Marc-André Blanchard, de la Cour supérieure du Québec, sur la validité de la Loi sur la laïcité de l’État, aussi connue sous le nom de loi 21 (NDLR: le jugement est sorti hier). Il existe une vision selon laquelle les juges sont la sagesse et l’objectivité désincarnées. Elle sert surtout à faire accepter leurs décisions. Il existe aussi une autre vision, plus réaliste, qui consiste à reconnaître que les juges sont des citoyens et des êtres humains avec des forces et des travers.

Parmi ces travers, il y a l’idéologie judiciaire dont les cycles sont souvent manifestes, et qui est assurée par le pouvoir politique de nomination des juges des tribunaux supérieurs. Aux USA, dans les années 1970, il y avait un courant d’interprétation dans les universités appelé Critical Legal Studies, d’inspiration marxiste, qui étudiait la jurisprudence de la Cour suprême et des cours d’appel en fonction d’une analyse de classe. Ses travaux étaient souvent révélateurs. Ils montraient de manière convaincante comment les grands intérêts économiques étaient favorisés aux dépens des simples citoyens, des pauvres ou des travailleurs. Cette école d’analyse jurisprudentielle n’existe plus ou est peu active. Elle a été suivie depuis l’époque de Reagan dans les années 1980 d‘une domination de la pensée conservatrice dans les facultés de droit.

Au Canada, il faudrait des travaux plus poussés de sociologie judiciaire sur les courants d’idées qui influencent les juges des tribunaux fédéraux depuis l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés en 1982. Ces courants sont unanimistes, puisqu’ils reposent sur de larges consensus qui ne sont pas ouverts à débat parmi les juges, contrairement à ce qu’on voit aux États-Unis. Ces beaux consensus sont assurés par le pouvoir de nomination fédéral, parfois partisan, mais le plus souvent plus subtilement idéologique. Il écarte d’un côté les juges trop conservateurs, sauf quelques nominations de Stephen Harper qui s’éloignaient de la norme canadienne, et de l’autre les juristes souverainistes du Québec, qui à un moment donné composaient la moitié des avocats du Québec. Un ancien juge en chef de la Cour d’appel du Québec, lui-même ancien président du Parti libéral du Canada, a été le seul à avoir la franchise de dire ouvertement ce que tout avocat savait déjà, à savoir que jamais un souverainiste, sauf s’il avait été très discret toute sa vie, avait toujours gardé ses opinions pour lui et n’avait jamais contribué à la cause indépendantiste publiquement, ne pouvait être nommé à son tribunal. En matière de nomination de ses juges, le pouvoir fédéral ne reconnaît pas le droit à l’égalité pourtant reconnu par la Charte canadienne qu’ils sont chargés de mettre en œuvre.

Dans de nombreux domaines du droit, un tel filtrage idéologique porte peu à conséquence. On peut, par exemple, être très fédéraliste ou chartiste, et être en même temps favorable aux droits des consommateurs ou expert en procédure civile ou en contrats d’assurance. Il existe toutefois des secteurs d’interprétation juridique qui sont plus politiquement sensibles. En droit autochtone déjà, on peut difficilement rendre des jugements majeurs sans avoir une vision préétablie de l’équilibre de l’État et de la société qui sera sous-jacente aux raisonnements formulés. En droit constitutionnel, que j’appelle souvent une guerre civile non violente où les juges sont nommés par un seul camp, cette vision préétablie sera déterminante.

Droits individuels

Dans le cas de la jurisprudence de la Cour suprême sur la Charte canadienne, il est devenu de plus en plus clair depuis 1982 que la promotion d’une vision quasi absolue des droits individuels l’a emporté sur les contrepoids comme ceux que l’on retrouve dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui souligne l’importance des droits collectifs, de la cohésion sociale et de la marge d’appréciation nationale. De tels concepts sont très peu employés par les juges canadiens qui baignent dans une autre culture constitutionnelle. Il en est de même de la formation intellectuelle des futurs juristes dans les universités. Le triomphe de la religion civique qu’est la prosternation intellectuelle devant les chartes des droits a même conduit à placer en pratique la liberté de religion individuelle au-dessus des autres droits fondamentaux. Ce phénomène peut s’expliquer par la clause reconnaissant la primauté de Dieu dans le préambule de la Charte canadienne et celle donnant le mandat aux tribunaux de promouvoir le multiculturalisme.

On ne retrouve de telles dispositions ni dans la Convention européenne des droits de l’homme ni dans les autres chartes des droits classiques, dont la Charte québécoise qui est à certains égards plus typique de ce qu’on voit ailleurs que la Charte canadienne, tout en étant sous d’autres aspects plus originale. Ces différences n’ont parfois pas empêché les tribunaux fédéraux de les passer sous silence pour interpréter la Charte québécoise de la même manière que la Charte canadienne dans une opération de nivellement. Voilà ce qui se produit quand notre charte des droits est provinciale et qu’elle ne fait donc pas partie de la Constitution. Il reste à voir si l’inscription du principe de laïcité dans la Charte québécoise par la loi 21 aura l’effet d’un contrepoids. Dans un cas de conflit entre les deux chartes, la Charte canadienne risque de continuer à l’emporter dans des situations où elles peuvent toutes deux s’appliquer.

J’illustre mon propos par une anecdote personnelle. Le 1er juin 1982, je suis entré à la Direction du droit constitutionnel du ministère de la Justice du Québec pour faire mon stage en droit après trois années à l’université Laval et une quatrième à l’école professionnelle du Barreau, par suite d’une recommandation du professeur Henri Brun, qui en avait été le premier directeur. Cette Direction, qui joue un rôle fondamental dans l’État québécois, avait été créée par le gouvernement Lévesque quelques années auparavant. Dans une cérémonie royale tenue à Ottawa, Sa Majesté venait le 17 avril précédent de mettre en vigueur la Loi constitutionnelle de 1982 dont une pièce maîtresse était la Charte canadienne. La Charte de la langue française, ou loi 101, avait été adoptée cinq ans auparavant. Une disposition de celle-ci, l’article 73, avait imposé ce qui était appelé la clause Québec à l’accès à l’école anglaise au Québec; la clause Québec limitait cet accès aux enfants de la minorité historique, que j’appelle la minorité dominante, de langue anglaise au Québec dont les parents avaient fait leurs études dans le réseau scolaire anglophone au Québec. L’article 23 de la Charte canadienne, qui avait été calqué sur l’article 73 dans le seul but de le contrecarrer, ce qui était du jamais vu constitutionnel, stipulait au contraire que la clause Canada devait s’appliquer, afin d’étendre l’accès à l’école anglaise au Québec aux enfants des citoyens canadiens qui avaient fait leurs études primaires et secondaires en anglais n’importe où au Canada.

L’enjeu était la compétence exclusive sur l’éducation attribuée au Québec par la Constitution canadienne de 1867 à laquelle la Loi constitutionnelle de 1982 venait se superposer. René Lévesque avait déclaré qu’il était prêt à accorder la clause Canada à toute province qui était disposée à améliorer l’accès à l’école française, mais lors de la nuit des longs couteaux de novembre 1981, le Canada avait choisi le coup de force anti-québécois.

La clause dérogatoire de l’article 33 de la Charte canadienne ne s’applique pas bien sûr à la clause scolaire de l’article 23. Au Québec, le droit de la minorité dominante à l’accès à son réseau d’enseignement est plus juridiquement protégé que les libertés fondamentales telles que la liberté d’expression. C’est un autre choix idéologique de la Charte canadienne. Il ne restait donc, pour défendre la Charte de la langue française, que l’article 1 de la Charte canadienne, qui permettait des limites aux droits garantis si leur caractère raisonnable pouvait être démontré. Cette clause de limitation des droits n’avait pas encore été mise en œuvre ou soupesée par les tribunaux, et son mode d’emploi alors inédit restait à inventer.

L’article 73 de la loi 101

C’est cette tâche à laquelle j’ai été invité à contribuer à mon arrivée à la Direction du droit constitutionnel par son directeur et principal plaideur, Me Jean-K. Samson. Dès l’entrée en vigueur de la Charte canadienne, la Quebec Association of Protestant School Boards, représentée par un digne avocat de Westmount, et quelques parents dont le procureur était déjà un jeune Julius Grey, avaient contesté la validité de l’article 73 de la loi 101. C’était la première grande affaire constitutionnelle devant les tribunaux sous l’empire, au sens que lui donne Marc Chevrier qui signifie la domination de la nation canadienne sur la nation québécoise, de la Charte canadienne. La Charte de la langue française avait déjà été affaiblie en 1979 par un jugement de la Cour suprême, fondé sur la Loi constitutionnelle de 1867, qui avait anéanti sa volonté de faire du français la seule langue des lois et de la justice au Québec et réaffirmé le bilinguisme de l’État québécois malgré la proclamation du français comme langue officielle.

Nous savions bien entendu que la tâche était impossible et qu’une nouvelle défaite majeure se profilait à l’horizon. Mais le ministre de l’Éducation, qui était le père de la loi 101, Camille Laurin, suivait le dossier de près et exigeait une défense vigoureuse. De plus, nous savions que le jugement de la Cour suprême pourrait avoir une lourde valeur de précédent. Et l’impartialité des juges fédéraux était plus que douteuse. Nous n’avions d’autre choix que d’aller à la guerre avec les faibles armes à notre disposition pour finalement consacrer l’impuissance de l’Assemblée nationale devant le rapatriement unilatéral de la Constitution.

Le service juridique du ministère de l’Éducation nous avait appuyé sans se faire d’illusion en nous fournissant quelques experts, historiens ou démographes, pour justifier les choix du Québec. Nous avons invoqué les travaux de Charles Castonguay, un pionnier des statistiques linguistiques qui a souvent été ignoré par la suite par le gouvernement du Québec. Tous ces gens ont témoigné dès juillet 1982 devant le juge en chef de la Cour supérieure du Québec, qui s’était réservé le dossier et qui avait décidé de siéger exceptionnellement l’été parce qu’il fallait agir vite pour modifier les règles d’accès à l’école anglaise pour la rentrée.

Me Samson savait que cette expérience serait mon baptême de feu et marquerait ma carrière. Il m’avait demandé d’aider à construire un argumentaire juridique à partir du droit comparé puisque nous n’avions aucune jurisprudence canadienne sur la nature des limites raisonnables envisagées par l’article 1 de la Charte canadienne ni sur la manière de les démontrer. Nous avons donc examiné la jurisprudence des États-Unis, où la Cour suprême avait créé de toute pièce des clauses de limitation maintenant bien établies qui ne se trouvaient pas dans leur Constitution du XVIIIe siècle, celle de la Cour européenne des droits de l’homme qui interprétait de manière systématique des clauses de limitation rédigées autrement et même celle de la Cour suprême de l’Inde. Pour un amoureux de la recherche tel que moi, c’était le paradis.

C’est alors qu’une étudiante québécoise à Londres, qui suivait l’affaire de loin, entra en contact avec nous. Elle nous proposa un argument construit autour de la notion de droits collectifs qui avait cours en Europe. Selon cet argument, les droits linguistiques ne doivent pas d’abord s’envisager sous l’angle des droits individuels puisque la langue est nécessairement une activité collective. Il pouvait donc être raisonnable et justifié de limiter les droits collectifs d’une minorité dominante pour défendre ceux d’une majorité réellement menacée qui était elle-même une minorité à l’échelle du Canada et de l’Amérique du Nord. Cet argument me parut logique et raisonnable et je réussis à convaincre Me Samson de le plaider.

C’était sans compter avec le juge en chef, qui était Jules Deschênes, un grand personnage pittoresque et de grande culture, qui ne détestait pas le vedettariat judiciaire et qui se voyait en redresseur des torts causés par les méchants souverainistes malencontreusement et passagèrement au pouvoir à Québec. Il était clair, dans la salle bondée du Palais de justice de Montréal où nous l’avons trouvé sur son trône judiciaire cet été-là, en présence d’un parterre de journalistes québécois et torontois dont la présence lui faisait visiblement plaisir, qu’il n’allait pas rater cette occasion de marquer l’histoire. Il nous a tout de suite fait comprendre qu’il ne nous entendait poliment et patiemment que pour la forme. À la fin des auditions, il dicta devant tous un long jugement complexe manifestement préparé d’avance et conçu pour plaire aux demandeurs.

Il ne fit qu’une bouchée de mon argument sur les droits collectifs en disant que c’était une tentative d’introduire au Québec le rouleau compresseur du kolkhoze. Les kolkhozes étaient des fermes collectives en Union soviétique. qui existaient toujours en 1982. Ces fermes collectives avaient été mises en place après la Révolution de 1917 et la suppression de la propriété privée dans les campagnes. Cette réforme agraire s’est accompagnée de la mise à mort de dizaines de milliers de paysans, appelés koulaks, qui ont résisté en vain à cette saisie de leurs terres par l’État sans compensation. Comme les kolkhozes étaient moins productifs que les fermes privées et que les paysans les plus efficaces avaient été liquidés, le résultat fut une famine qui emporta des millions de personnes, principalement en Ukraine, dans les années 1930. Ce fut l’un des pires crimes de Staline, qui en commit d’autres.

Voici ce qu’on trouve dans Wikipédia sous la rubrique « koulak » , qui désignait ceux qui tentaient de résister au rouleau compresseur du kolkhoze :

Après la Révolution russe de 1917, les koulaks deviennent des boucs émissaires de tous les problèmes de la paysannerie et le sens du mot est fortement élargi : les bolcheviks au pouvoir qualifient de « koulak » tout paysan possédant même seulement une vache, de la volaille et des outils ou tout paysan réfractaire à la collectivisation. Grigori Zinoviev déclarait en 1924 : « On aime parfois chez nous qualifier de koulak tout paysan qui a de quoi manger».


Pendant la collectivisation prévue dans le premier plan quinquennal (1928-1932), une campagne de dékoulakisation (en russe : раскулачивание), expropriation de la propriété privée des koulaks au profit des kolkhozes, a mené aux déportations, incarcérations, voire à la mort, 5 millions de paysans (notamment par extermination par la faim), particulièrement en Ukraine et dans le Kouban.


La comparaison que fit le juge Deschênes entre la loi 101 et cette tragédie historique me parut particulièrement odieuse et démagogique. Il comparait ainsi implicitement les anglophones du Québec, une minorité dominante, aux koulaks qui avaient perdu leurs biens et leurs vies. Il est vrai que l’exemple venait de haut, puisqu’en 1977, dans un discours devant le Congrès américain sur invitation de son ami Jimmy Carter, 39e Président des États-Unis, Trudeau père avait déclaré que la souveraineté du Québec serait un crime contre l’histoire de l’humanité. Par ailleurs, les comparaisons entre la Charte de la langue française et le régime hitlérien pleuvaient dans l’Ouest de Montréal et le reste du Canada.

Le juge en chef Deschênes associait ainsi la Charte de la langue française au totalitarisme et au communisme. Quel magnifique coup d’éclat démagogique! Il avait le sens de la formule qui frappe et évidemment celle-là fit florès, comme on dit dans les romans français classiques qu’il avait sûrement en affection. Il plaisait à l’État fédéral qui l’avait nommé.

Le juge Deschênes atteignit tous ses objectifs. Non seulement son jugement fut-il confirmé par la Cour d’appel, qui rendit comme lui son jugement sur le banc sans même délibérer, et par la Cour suprême, mais il devint immédiatement la coqueluche de The Gazette, qui le porta aux nues comme le chevalier blanc de notre temps. Il fut récompensé par Ottawa, qui le nomma à une sous-commission de l’ONU sur les droits des minorités, un sujet sur lequel sa toute nouvelle expertise, que j’avais contribué à lui donner, n’était manifestement plus à démontrer. Son jugement dans l’affaire des écoles protestantes avait inauguré l’ère des droits individuels presque absolus dont nous ne sommes pas encore sortis.

À la Cour suprême, nous avons tout de même été reçus avec davantage d’égards. Son leader intellectuel en matière constitutionnelle était alors Jean Beetz, un ancien confrère de Trudeau père à la faculté de droit (contrairement à ce dernier, il avait pris la peine d‘obtenir un doctorat), qui l’avait propulsé directement de l’université au plus haut tribunal canadien, pour en faire son prolongement. Le juge Beetz eut l’amabilité de nous dire en pleine séance que les deux laboratoires d’idées sur la Charte canadienne qui étaient les plus utiles à la Cour suprême étaient les procureurs généraux du Canada et du Québec. Le juge Lamer, alors le petit nouveau qui venait d’être nommé, nous invita à l’arrière-scène pour nous montrer la table, ronde comme celle des chevaliers d’un autre temps, où les neuf juges partageaient leurs opinions. Je devais retrouver le juge Lamer, un ancien avocat criminaliste qui avait défendu Pierre Bourgault après l’émeute de la Saint-Jean en 1968, dans le Renvoi sur la sécession du Québec en 1998 après qu’il fut devenu juge en chef.

Mais tous ces égards n’ont servi à rien. La Cour suprême nous fit savoir dans son jugement que nos efforts ne pouvaient être que vains puisque l’intention du pouvoir constituant, en omettant pudiquement qu’il s’était imposé au Québec avec l’aval de ce même tribunal, avait clairement été de remplacer la clause Québec par la clause Canada et qu’aucun aménagement raisonnable ne pouvait contourner cette volonté. Aujourd’hui, avec le recul, je peux en rire. J’ai appris à la dure que le droit constitutionnel n’est que de la politique par d’autres moyens.

Le gouvernement des juges

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Le plus intéressant, c’est qu’une douzaine d’années plus tard, alors que j’avais quitté la fonction publique, La Presse publia l’un de mes textes pour une rare fois. Ce texte portait justement sur l’interprétation judiciaire de la Charte canadienne et s’intitulait Le gouvernement des juges, un sujet chaud à l’époque. J’ai alors cité la fameuse phrase du juge Deschênes, qui m’avait laissé un souvenir cuisant, mais qui commençait à paraître telle qu’elle était, surannée et excessive.
Je fus extrêmement surpris de recevoir un appel de l’ancien juge en chef Deschênes à mon domicile. Il venait de rentrer de sa mini-carrière diplomatique pour le compte du gouvernement canadien. La Presse était sans doute une lecture quotidienne.

Il tenait à me dire qu’après avoir été exposé pendant quelques années à la vision des droits collectifs mise de l’avant par certaines délégations d’autres États, principalement européens, il avait maintenant une position plus nuancée. C’était admettre qu’il y était allé un peu fort, mais c’était trop tard pour changer la jurisprudence. Je l’ai remercié gentiment. Pourquoi en vouloir à un vieillard, par ailleurs très aimable, qui ne demandait qu’à finir sa vie en paix et qui est d’ailleurs décédé peu après?

Alors, quand je vois arriver le juge Blanchard avec son jugement sur la loi 21, quand j’apprends son comportement lors de l’audition de cette affaire, qu’il a par exemple laissé comparer cette loi aux lois nazies, qu’il était le plaideur attiré de Radio-Canada avant d’être nommé juge et qu’il a contribué au financement du Parti libéral fédéral, je me dis que j’ai joué dans ce film. Je ne sais pas s’il évoluera un jour comme le juge Deschênes, mais pour le moment il donne l’impression de ne pas détester non plus le vedettariat qui pourrait avantager sa carrière, de voir sa photo dans The Gazette et de se retrouver à manger des canapés (pourquoi pas?) à Paris, à Genève ou à New York. La Charte canadienne vaut bien qu’on se dévoue pour elle.

Je crains le pire de la part du juge Blanchard, qu’on dit trudeauiste depuis son passage au collège Brébeuf, au sujet de la loi 21. Comparer la Charte de la langue française aux massacres de Staline, ou laisser plaider un avocat qui compare la Loi sur la laïcité de l’État aux lois de Nuremberg qui ont mis en place le racisme nazi, me paraît relever du même terrorisme intellectuel et psychologique.

Il dira au minimum que la loi 21 est la plaie de notre temps, pire que la COVID-19, que la clause dérogatoire est sale et que le peuple québécois devrait en avoir honte. S’il est vraiment dévoué et n’écoute que son courage, il ira plus loin et osera renverser la jurisprudence et écrire qu’en ces temps plus éclairés, il faut annuler une clause dérogatoire aussi dépravée qui fait manifestement l’indignation de toute personne civilisée. Si tel est son jugement aussi prévisible que le coucher du soleil, il faudra se rappeler qu’il fait partie de la campagne d’intimidation permanente, et purement idéologique et politique, du peuple québécois.

Un dernier mot. Les mêmes textes juridiques peuvent donner à lieu à des lectures très différentes en fonction de l’identité des juges. Il n’est alors même pas nécessaire de les modifier. Les savants juges du plus haut tribunal de l’Empire britannique, le Comité judiciaire du Conseil privé, ont étonnamment défendu l’autonomie des provinces canadiennes jusqu’en 1949, au grand déplaisir de la vision unitaire de John A. MacDonald et de ses disciples. Il a fallu trois modifications constitutionnelles pour renverser cette jurisprudence. Le Conseil privé avait notamment décidé que l’assurance-chômage était de compétence provinciale, ce qui a conduit les constitutionnalistes des universités McGill et de Toronto à réclamer à grands cris la fin de sa juridiction sur le Canada.

De même, il ne fait aucun doute que la Constitution canadienne serait interprétée autrement si elle l’était par des juristes qui étaient aussi des autonomistes québécois. Le pouvoir de nomination des juges est un levier structurel aussi important pour le gouvernement fédéral que le pouvoir de dépenser. Celui-ci assure la dépendance financière permanente du gouvernement québécois, ce qui fait écrire qu’une réelle autonomie financière du Québec dans le cadre canadien serait inconstitutionnelle. Il en est de même de la dépendance judiciaire du Québec, qui le maintient dans une situation de peuple colonisé.

Sur l’auteur

André Binette est un ancien avocat spécialisé en droit constitutionnel et autochtone. Il a notamment rédigé la plaidoirie et le mémoire de l'amicus curiae dans le Renvoi sur la sécession du Québec en 1998. Il est actuellement chroniqueur constitutionnel à l'Aut'Journal.

Ce texte est notamment paru à ''L’Action nationale'' (mars 2021).

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10 commentaires

  1. Anonyme
    Anonyme
    il y a 2 ans
    Et pendant ce temps, à Radio-Canada...
    Michel Auger vient de faire une entrevue sur les ondes de la radio de Radio-Canada avec le doyen Leckey, de McGill.

    Il y a 30 ans les journalistes de Radio-Canada auraient fait une entrevue avec un constitutionaliste francophile, et le doyen de McGill aurait pleurniché du côté de la CBC.

    Aujourd'hui c'est le doyen de McGill qui sévit dans les deux hémispères du diffuseur public!

  2. Anonyme
    Anonyme
    il y a 2 ans
    Rappel important au sujet du choix du juge
    http://www.journaldemontreal.com/2021/04/20/invalidation-partielle-de-loi-21-limportance-du-choix-du-juge-1

    Extrait:

    "Au départ la juge Johanne Mainville devait présider le procès. Fin 2019, la juge en chef adjointe de la Cour supérieure, Eva Petras, membre de la Lord Reading (un lobby anti-laïcité), a écarté celle-ci (apparemment débordée) en faveur de Blanchard. La première décision du nouveau juge fut de reporter le procès...parce qu’il était débordé.

    Pourquoi alors avoir choisi celui-ci sur une centaine de juges possibles? Le juge Blanchard a rendu un jugement suspendant la loi 62, de l’ancien gouvernement libéral, qui exigeait de façon minimale que les services publics soient rendus à visage découvert. Ajoutons que la juge Petras siégeait en 2013 au conseil d’administration de la Lord Reading. Cette année-là, l’association avait condamné la charte des valeurs du gouvernement Marois. La juge Petras est toujours membre de Lord Reading. Or, en décembre 2019, quand elle a tassé la juge Mainville au profit du juge Blanchard, la Lord Reading venait tout juste de déposer une demande dans le but d’obtenir l’autorisation de s’opposer à la loi 21 lors du procès."

  3. Pigeon dissident
    Pigeon dissident
    il y a 2 ans
    Wow
    Quelle belle tranche d'histoire et si bien racontée par un des acteurs l'ayant vécu.

  4. Aanonyme
    Aanonyme
    il y a 2 ans
    Pas à une contradiction près
    Quel triste prestation ce texte. Premièrement, on apprend que c'est une violation du droit à l'égalité des avocats indépendantistes qu'ils ne bénéficient pas de nominations fédérales à la magistrature. Oublions pour un moment qu'il n'existe aucun droit d'être nommé juge. Notons plutôt que l'auteur s'en prend à l'interprétation indivdualiste des droits enchassés dans la Charte et préfère la notion de droits collectifs. Or, le droit collectif des Canadien.ne.s à la préservation de leur fédération interdirait justement de nommer comme juge responsable de l'interprétation de sa Constitution celui qui souhaite ardémment le démembrement de cette fédération. Passons sur le caractère tout à fait pleurnichard d'un juriste qui voudrait démanteler un État tout en souhaitant occuper ses plus hautes charges.
    Et que dire du qualificatif "minorité dominante" pour les Anglo-Québecois. Sentiment d'inférorité avec ça? Comment les Anglos "dominaient" sous des gouvernements qui ont légiféré contre l'utilisation de leur langue dans le sphère public et qui ont restreint l'accès à leurs écoles? (Je ne parle pas de l'opportunité d'adopter la Loi 101; je constate simplement son adoption.) Le magasin Eaton est fermé depuis des décennies et nous sommes sans nouvelles de ses légendaires employées unilingues.
    Par ailleurs, c'est un Québécois francophone élu Premier ministre du Canada avec les votes de la vaste majorité des Québécois.es francophones qui a fait adopter la Charte qui elle reste très populaire au Québec (le "coup de force anti-québécois" dont parle l'auteur).
    Se plaindre des juges qui nous ont entendus et ont tranché contre nos client.e.s est une habitude chez les avocat.e.s mais ce texte révèle à quel point c'est souhaitable d'éviter de faire cela en public. On simplement l'air d'un mauvais perdant. Ici je constate que l'auteur tenait à être mauvais perdant avant-même d'avoir perdu, prédisant la défaite de son option préférée avant-même que le juge Blanchard ne rende son jugement.

    • Anonyme
      Anonyme
      il y a 2 ans
      Les employés unilingues d'Eaton
      Je vais vous rassurer tout de suite. Ils (elles) se sont trouvé des emplois dans les boutique du centre ville de Mtl.... et continuent de servir leurs client en anglais seulement.

    • Anonyme
      Anonyme
      il y a 2 ans
      WOW!
      AMEN.

  5. Roscoe Pound
    Roscoe Pound
    il y a 2 ans
    Et aussi
    Je sais de source sûre que plusieurs juges sont aussi membres d'un lobby portant le nom de l'Association du Barreau canadien qui s'est également [https://lactualite.com/actualites/lassociation-du-barreau-canadien-adopte-une-resolution-pour-denoncer-la-loi-21/|prononçée contre la Loi 21]. Pire encore, il semblerait qu'on refuse de nommer comme juges les avocats qui ne sont pas membres d'un autre lobby appelé Barreau du Québec qui lui aussi a [https://www.barreau.qc.ca/fr/actualites/memoires-enonces-positions/lettre-barreau-quebec-projet-loi-21/|critiqué la Loi 21]. Il faudrait faire la lumière sur ces lobbys puissants et occultes.

  6. Anonyme
    Anonyme
    il y a 2 ans
    Un devin...
    "Il dira au minimum que la loi 21 est la plaie de notre temps, pire que la COVID-19, que la clause dérogatoire est sale et que le peuple québécois devrait en avoir honte. S’il est vraiment dévoué et n’écoute que son courage, il ira plus loin et osera renverser la jurisprudence et écrire qu’en ces temps plus éclairés, il faut annuler une clause dérogatoire aussi dépravée qui fait manifestement l’indignation de toute personne civilisée. Si tel est son jugement aussi prévisible que le coucher du soleil, il faudra se rappeler qu’il fait partie de la campagne d’intimidation permanente, et purement idéologique et politique, du peuple québécois."

    Au final, ces élucubrations se sont révélées infondées donc quel est l'intérêt de publier ce texte qui fait dans la science fiction?

  7. Anonyme
    Anonyme
    il y a 2 ans
    La minorité "dominante"
    Je vais admettre d'emblée que j'appartiens à cette minorité prétendument dominante qu'évoque l'auteur.

    À l'école, j'ai appris que la commission Laurendeau-Dunton avait trouvé que les francophones québécois ne gagnaient que 60% ce que gagnaient les anglophones en 1959. Ça m'a choqué. J'ai compris, peut-être à la différence de certains de mes camarades, qu'il y avait eu là une injustice profonde et que le Québec avait eu raison d'y remédier. J'ai fait de l'apprentissage du français une priorité du premier ordre. J'étais, et je demeure, favorable à la plupart des éléments de la loi 101, et j'ai même eu jadis un grand sentiment de sympathie pour les nationalistes québécois.

    J'ai conservé ce sentiment de respect jusqu'à ce qu'ils commencent à tenir un discours que je trouvais beaucoup moins défendable envers les communautés ethniques vers le milieu des années 2000. Si on en juge par l'expérience le France, la loi 21 ne sera qu'une étape dans une lente descente aux enfers quand les électeurs s'apercevront que malgré tous les efforts déployés, les minorités ethniques et religieuses osent encore s'afficher ouvertement. Aujourd'hui les enseignants, demain les élèves, ensuite le burkini. Après ça, on pourra, comme Macron, commencer à fermer les "mauvaises" mosquées. Puis, après tous les beaux discours sur la laïcité, on s'apercevra que si on a un nom arabe, on a, à CV égal par ailleurs, 65% de chances de moins d'avoir un entretien d'embauche (comme en France de nos jours, comparativement à 35% au Québec).

    Mais pour en venir aux anglophones, je trouve que nous aussi, on commence à avoir le dos large. Nous sommes (chez les anglophones de langue maternelle entre 15 et 64 ans) 75% à parler français, en incluant ceux qui viennent d'autres provinces. Peu importe, ce n'est pas assez.

    Utiliser notre langue en public, même avec le français pour indiquer qu'on peut servir un client dans l'une ou l'autre langue (Bonjour-Hi), nous assujettit maintenant à l'anathème. Mais ne désespérons pas. On a encore le droit d'être anglophones à la maison ou entre amis. C'est quand même ça.

    Puis, sommes-nous en 1959 ou en 2021, d'abord? Une agence appelée Statistique Canada a mené un recensement en 2016. Elle a trouvé que le revenu médian d'un anglophone unilingue au Québec était de 23 281 $ tandis que celui d'un francophone unilingue était de 29 688 $. On n'est plus en 1959 quand on gagnait presque le double de ce que gagnait un francophone, mais il nous reste énormément de progrès à faire si on ne veut plus en gagner que la moitié. Les comparaisons avec les Blancs sud-africains (qu'on entend à droite et à gauche), semblent-ils pertinents ici?

    Certes, il y a encore des enjeux linguistiques concernant la langue de travail, mais il faut en finir avec le mythe d'une minorité dominante.

    Pour ce qui est des services provinciaux, on semble souvent tenir pour acquis qu'on serait vériatblement choyés par rapport aux Franco-Ontariens. Mon expérience personnelle me fait en douter. (Entendons-nous, dans les services offerts par les entreprises privées on a un avantage, mais les anglophones d'ici sont quand même trois fois plus nombreux en proportion que les Franco-Ontariens par le critère de la PLOP.) Si les nationalistes québécois sont convaincus qu'on est tellement avantagés par rapport aux francophones hors Québec en ce qui a trait aux services publics, je les mets au défi de transposer mot pour mot en droit québécois la Loi sur les services en français de l'Ontario. Quand une affiche en anglais dans un hôpital de Lachute, c'en est trop pour Legault, je me permets de douter qu'il accepterait le défi.

    Finalement, concernant la clause Canada, il me semble que Trudeau père n'a fait, pour l'essentiel, qu'obliger de force les provinces anglophones à faire ce que Lévesque leur demandait en échange d'une réciprocité. Quel besoin de réciprocité dans ce cas-là? Je conviens qu'on arrive dans un cas bizarre où une province veut écarter certaines personnes de l'enseignement. Le contrôle par la minorité a une portée réelle dans ce cas, mais gardons à l'esprit que la Charte a forcé ce que Lévesque disait justement vouloir - la réciprocité.

    • Anonyme
      Anonyme
      il y a 2 ans
      Différence
      La différence, c'est qu'en 2021, si vous ne parlez pas anglais, vous pouvez difficilement vous trouver un bon emploi. Résultat, seulement les francos de Montréal avec assez d'argent pour envoyer leurs enfants dans des écoles anglaises non-subventionnées, camps d'anglais, échanges, etc., verrons ceux-ci progresser assez dans l'apprentissage de cette langue pour avoir accès aux emplois de l'élite. Le Québec, qu'on le veuille ou non, et qu'on soit souverain ou non, fait partie de la planète Terre mondialisée où l'anglais est la langue des échanges. Il faudrait plutôt valoriser la langue française et sa beauté, et donner le goût de l'apprendre. À l'inverse, on cherche à vivre dans une bulle protectionniste unilingue,
      et à empêcher les gens "ordinaires" d'apprendre l'anglais, et par le fait même, de les confiner à demeurer dans cet état de "petit peuple" dont on voudrait tellement les sortir. Partout dans le monde, en Afrique, en Europe, les gens parlent 2-3-4 langues, et les enfants apprennent toutes ces langues à la fois dès un très jeune âge. Mais comme toujours, ici, on voit petit.

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