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Trop fatigué pour décider?

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Guylaine Lebrun Et Judith Guérin

2021-06-23 11:15:00

Deux avocates spécialisées donnent des solutions pour combattre la fatigue décisionnelle...

Mes Guylaine LeBrun et Judith Guérin, les auteures de cet article. Source : Fonds d'assurance responsabilité professionnelle du Barreau du Québec
Mes Guylaine LeBrun et Judith Guérin, les auteures de cet article. Source : Fonds d'assurance responsabilité professionnelle du Barreau du Québec
Nous sommes amenés à prendre une multitude de décisions par jour. Certaines décisions sont plus faciles que d’autres et avouons-le, revêtent une moins grande importance. Qu’allons-nous manger pour le souper? Quel film regarderons-nous sur Netflix? D’un autre côté, à titre d’avocat, nos décisions ont des répercussions sur la vie de nos clients.

Or, l’un des aspects pouvant influencer la qualité de nos décisions est notre niveau de fatigue décisionnelle. Ce concept renvoie au fait que plus nous prenons de décisions dans une journée, plus il devient difficile de choisir. Les recherches du psychologue américain Roy Baumeister ont révélé que le cerveau, à l’instar d’un muscle, dispose d’une capacité limitée d’énergie et peut s’épuiser. Par ailleurs, les multiples décisions prises journalièrement par un individu peuvent affecter sa capacité d’autorégulation (self-control) le rendant vulnérable aux mauvaises décisions.

Compte tenu de ce qui précède, cet article poursuit deux (2) objectifs :
  • Sensibiliser les avocats aux conséquences de la fatigue décisionnelle sur leur responsabilité professionnelle;

  • et Explorer des pistes de solutions pour combattre cette fatigue décisionnelle.


  • Les conséquences de la fatigue décisionnelle

    Face à la fatigue décisionnelle, deux (2) stratégies sont régulièrement employées par le cerveau :
  • L’impulsivité : Prendre une décision sur un coup de tête sans considérer les résultats ou les conséquences possibles;

  • L’évitement : Ne rien faire ou procrastiner.

  • À titre d’exemple d’impulsivité, un stagiaire pose une question sur un dossier à son Maître de stage et ce dernier lui donne la première réponse qui lui vient en tête sans avoir l’ensemble de l’information pertinente. Ainsi, le Maître de stage suggère une stratégie qui s’avèrera néfaste pour les intérêts du client.

    L’évitement chez l’avocat peut se manifester par le fait de repousser constamment la rédaction d’une opinion dans un dossier qu’il trouve complexe. Or, ce comportement peut mener à l’insatisfaction du client pour qui le dossier est important.

    En outre, dans notre article paru le 1er mars dernier dans Maîtres@droits et intitulé ''La face cachée de nos décisions'', nous avons illustré un exemple de l’évitement engendré par la fatigue décisionnelle. Plus particulièrement, nous rapportions les résultats d’une étude menée auprès de la Commission des libérations conditionnelles en Israël. Une analyse des décisions de la Commission a révélé que les chances qu’un détenu soit libéré étaient d’environ 66 % si l’audience avait lieu le matin alors qu’elles n’étaient que de 10 % en fin de journée. Les chances d’être libéré connaissaient une légère remontée juste après la pause repas. Ainsi, ces résultats démontraient qu’au fur et à mesure que la journée progressait, les commissaires étaient plus enclins à maintenir le statu quo et refuser la libération conditionnelle. Appliqué aux avocats, pensons à certains dossiers qui nécessitent de l’innovation et de la prise de risques. La fatigue décisionnelle peut amener l’avocat à prendre des décisions plus conservatrices alors que cela va à l’encontre des intérêts du client.

    Enfin, parmi les autres dangers de la fatigue décisionnelle, notons l’épuisement professionnel, la perte de motivation, la difficulté à résister aux distractions, un piètre traitement de l’information et une capacité de planification diminuée. La fatigue décisionnelle réduit également la qualité du jugement et des décisions chez tout individu, y compris chez les experts. Ainsi, la fatigue décisionnelle influence négativement plusieurs aptitudes utilisées quotidiennement dans notre profession.

    Les pistes de solutions

    Certes, les conséquences liées à la fatigue décisionnelle sont importantes. Heureusement, il existe des astuces relativement simples pour atténuer les effets de cette dernière. En voici quelques-unes :
  • Limiter et simplifier ses choix : Certaines personnalités publiques l’ont bien compris, simplifier ses choix de consommation personnelle ménage l’énergie nécessaire à la prise de décisions professionnelles. Ainsi, Barack Obama, Steve Jobs et Mark Zuckerberg s’habillent ou s’habillaient de la même manière chaque jour.


  • Adopter des routines et systématiser : Cela peut consister à faire du sport à la même heure tous les jours. Au niveau professionnel, nous pouvons penser à la mise en place de listes 3 de contrôle dans nos dossiers telles que le processus d’ouverture d’un dossier, le processus de recherche de conflits d’intérêts, la vérification de tous les dossiers à intervalles de 60 jours, etc. L’utilisation de modèles (contrats, procédures) peut également s’avérer un moyen de réduire la fatigue décisionnelle. Cependant, assurons-nous d’adapter le modèle en fonction des besoins et des objectifs du client.

  • L’adoption de ces comportements limite les risques d’oublis, réfrène la tendance à tourner les coins ronds lorsque nous sommes trop fatigués et assure une uniformité. Par ailleurs, en cas de poursuite en responsabilité professionnelle et en l’absence d’écrit pour appuyer nos prétentions, nous pourrons à tout le moins témoigner de notre routine.
  • Adopter une saine hygiène de vie : Tout d’abord, de bonnes nuits de sommeil accroissent le niveau d’énergie nécessaire à la prise de décisions éclairées, d’où l’expression « je vais dormir là-dessus ».

  • Ensuite, portons attention à notre alimentation qui constitue une autre source d’énergie. Certaines études montrent que nous devrions éviter de prendre des décisions l’estomac vide. Lorsque nous avons faim, notre corps sécrète une hormone appelée ghréline qui influence négativement la prise de décision. En plus, il semble que notre capacité d’autorégulation (self-control) nécessite du glucose pour être optimale. Ainsi, notre bonne vieille tradition d’apporter une barre tendre en conférence de règlement à l’amiable n’est peut-être pas si futile.
  • Prendre des pauses régulièrement : Idéalement, nous devrions prendre de courtes pauses toutes les heures.


  • Planifier ses journées de travail : Privilégions une planification hebdomadaire par opposition à une planification journalière. Une telle planification permet d’avoir une vision globale et limite les risques d’oublis vu notre pratique effrénée. Cela permet également de limiter le temps consacré à la gestion de crises quotidiennes et d’être plus réaliste sur nos échéances.


  • Prioriser ses tâches et ses activités : Pour bénéficier des avantages de la planification hebdomadaire, il est indispensable de prioriser les tâches à effectuer en fonction de leur importance et de leur urgence.

  • En fait, planifier ses journées de travail et hiérarchiser ses tâches et ses activités nous permet de ne plus y penser et de simplement se référer à notre to-do-list ou à notre agenda. Nous évitons les questionnements quotidiens à savoir quelles tâches doivent être faites et à quel moment.
  • Organiser ses activités en fonction de son niveau d’énergie : Notre corps fonctionne selon un rythme circadien 4 qui influence la production d’hormones, les activités des ondes cérébrales et la température de notre corps. À leur tour, ces variations corporelles agissent sur notre niveau d’énergie, notre vigilance et notre productivité. De façon générale, les personnes sont plus productives le matin bien que le contraire existe. Quoiqu’il en soit, les tâches et les décisions importantes devraient être prises au moment où notre niveau d’énergie est élevé. Ainsi, bloquons ces périodes à nos agendas pour effectuer du travail qui requiert une concentration soutenue et qui est à valeur ajoutée.


  • Éviter de prendre des décisions importantes dans des endroits qui regorgent de distractions : Nous l’avons mentionné à quelques reprises au courant des derniers mois, le multitâche est stressant et peut mener à des erreurs d’inattention. Aussi, lorsque nous exécutons des tâches complexes qui nécessitent de la concentration, évitons d’être interrompu par la sonnerie de nos téléphones ou l’alarme de notification de notre boîte courriel. De même, demandons à notre adjointe et à nos collègues de ne pas être dérangé durant ces moments.


  • Se fixer des dates butoirs pour prendre une décision ou réaliser une tâche : Beaucoup d’entre nous sont perfectionnistes, ce qui peut nous amener à tergiverser par peur de prendre la mauvaise décision. Or, cela accroît la fatigue décisionnelle rendant la prise de décision encore plus difficile. En plus, cette tergiversation augmente le stress et est improductive. Pour toutes ces raisons, il importe de se fixer des dates limites et de s’y tenir.


En terminant, nous sommes tous susceptibles d’être affectés à divers degrés par la fatigue émotionnelle. Il importe donc de se doter de conditions gagnantes pour prendre nos décisions. Si nous ne le faisons pas, qui le fera?

Références :

Francesca Gino, “Don’t Make Important Decisions Late in the Day”, dans Harvard Business Review, 2016, en ligne : https://hbr.org/2016/02/dont-make-important-decisions-late-in-the-day.

Maura Mazurowski, “Do you suffer from decision fatigue”, dans Virginia Lawyers Weekly, 2019, en ligne : https://valawyersweekly.com/2019/12/22/do-you-suffer-from-decisionfatigue/.

Mathieu Blard, « Fatigue décisionnelle : quand faire face à trop de choix nous épuise », dans Psychologies, 2020, en ligne : https://www.psychologies.com/Bien-etre/Stress/Stress-auquotidien/Articles-et-Dossiers/Fatigue-decisionnelle-quand-faire-face-atrop-de-choix-nous-epuise.

Peter Bregman, “3 Timeless Rules for Making Tough Decisions”, dans Harvard Business Review, 2015, en ligne : https://hbr.org/2015/11/3- timeless-rules-for-making-tough-decisions.

Ron Friedman, “When to Schedule Your Most Important Work”, dans Harvard Business Review, 2014, en ligne : https://hbr.org/2014/06/when-to-schedule-your-most-importantwork?ab=at_art_art_1x1.

Rozita H. Anderberg, Caroline Hansson, Maya Fenander et als., “The Stomach-Derived Hormone Ghrelin Increases Impulsive Behavior”, (2016) 41:5 Neuropsychopharmacology 1199.

Sur les auteures

Les auteures exercent toutes deux au Fonds d'assurance responsabilité professionnelle du Barreau du Québec. Me Guylaine LeBrun est avocate et coordonnatrice aux activités de prévention. Quant à Me Judith Guérin, elle est avocate aux activités de prévention.
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