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Amende et blâme pour un plaideur qui a mal utilisé l’IA

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Élisabeth Fleury

Élisabeth Fleury

2025-10-08 14:15:44

La Cour supérieure impose une rare amende au défendeur, qui a fait perdre du temps au tribunal. Pourquoi donc?


Luc Morin - source : LinkedIn


En plus d’homologuer une sentence arbitrale internationale, le juge Luc Morin de la Cour supérieure a condamné le défendeur à une amende de 5000$ pour manquement grave au déroulement de l'instance, citant son usage inapproprié de l'IA qui a mené à la production de citations de jurisprudence et d'autorités fictives.

Specter Aviation Limited et TPVX Aircraft Solutions demandaient l’homologation d’une sentence arbitrale rendue en 2021 par la Chambre arbitrale internationale de Paris (CAIP) eu égard à un litige portant sur un avion qui est sous le joug d’une saisie avant jugement à l’aéroport de Sherbrooke depuis 2019.

Éliane Dupéré-Tremblay - source : Fasken

Me Éliane Dupéré-Tremblay et Alexander Bayus, de Fasken, agissaient pour les demanderesses. Le défendeur, Jean Laprade, se représentait lui-même.

« Une lecture de la sentence arbitrale est un exercice fort divertissant. L’histoire qui y est relatée renferme plusieurs éléments dignes d’un scénario de film à succès », écrit d’emblée le juge Morin dans sa décision, donnant le ton à un jugement épique.

Le contexte

« Le tribunal est invité à la toute dernière manche d’un match de balle », illustre le juge dans le préambule de son analyse.
Alexander Bayus - source : Fasken

L'histoire est rocambolesque. Elle implique un ancien Consul du Canada en République de Guinée (Jean Laprade, 74 ans), un partenariat d'affaires qui a mal tourné, une erreur dans un contrat de liquidation, l'allégation d'un avion détourné passant par plusieurs aéroports complaisants et même des alertes rouges Interpol contre M. Laprade.

La sentence arbitrale dont les demanderesses réclamaient l’homologation condamnait notamment M. Laprade à verser environ 2,7 M$ pour perte d'exploitation d'un avion immobilisé.

Jean Laprade, qui se représentait seul après avoir perdu son soutien légal, s'opposait à l'homologation, arguant qu'elle entérinerait une injustice. Il invoquait plusieurs motifs, notamment un excès de pouvoir des arbitres, des irrégularités procédurales et une atteinte à l'ordre public.

Bien préparé et respectueux du décorum, il a « argumenté avec verve » pour faire valoir ses doléances, souligne-t-on dans le jugement.

Le juge prononce l’homologation

Avant de conclure que la sentence arbitrale devait être homologuée, le juge a rappelé que le rôle du tribunal se limitait aux motifs d'annulation énumérés exhaustivement dans le Code de procédure civile, sans réexaminer le fond de l'affaire.

Il a ainsi rejeté les arguments de M. Laprade, notamment l'allégation d'excès de pouvoir de la CAIP, jugeant que l'interprétation faite par les arbitres était légitime.

Selon le juge Morin, aucun des motifs présentés par M. Laprade, y compris l'atteinte à l'ordre public, ne justifiait le refus d'homologation. Le tribunal a également souligné que M. Laprade avait lui-même contribué au « charabia procédural épuisant » en menant de multiples contestations.

L'IA au cœur du manquement

Ce sont les procureurs des demanderesses qui ont découvert que la contestation de M. Laprade contenait plusieurs citations de jurisprudence et d'autorités hallucinées.

Questionné par le tribunal, M. Laprade, tout en s'excusant, a admis s'être appuyé sur « toute la force possible » que l'intelligence artificielle pouvait lui offrir pour préparer sa défense. Il a dit l'avoir fait pour se défendre au mieux de ses capacités, n'étant pas juriste.

Le juge Morin y a vu des leçons à retenir. Selon lui, il est « inutile de stigmatiser l’intelligence artificielle ».

« Ceux qui le feront auront tôt fait d’oublier le sort réservé aux sbires qui se refusaient aux promesses et avantages que l’Internet devait apporter, il n’y a que quelques années. Les avancées technologiques ne permettent pas l’attentisme et l’appareil judiciaire doit s’adapter en amont plutôt qu’en aval », a-t-il opiné.

Le juge s’est dit d’avis que toute mesure technologique pouvant permettre de favoriser l’accès au système de justice au citoyen « devrait être saluée et encadrée plutôt que d’être proscrite et stigmatisée ».

Il n’empêche, l’intelligence artificielle testera sérieusement la vigilance des tribunaux pour les années à venir, a souligné le magistrat.

« Nous en sommes manifestement aux balbutiements de l’impact de l’intelligence artificielle sur le déroulement d’une instance judiciaire. Notre Cour ne semble pas avoir eu l’occasion de se prononcer sur cet enjeu qui promet de noircir plusieurs pages de jurisprudence sous peu », a-t-il encore noté.

Une amende de 5000$

Le juge Morin a tracé une ligne claire : l’accès à la justice « ne saurait jamais s’accommoder de la fabulation ou de la frime ».

« Tenter d’induire la partie adverse et le Tribunal en erreur en produisant des extraits fictifs de jurisprudence et autres autorités constitue un manquement grave. Que cette conduite soit intentionnelle ou plutôt le fruit d’une simple négligence, le justiciable est redevable des plus hauts standards par rapport aux procédures qu’il dépose à la Cour. [...] Que le justiciable soit représenté par avocat ou non », a-t-il tranché.

Selon le juge, la conduite du défendeur a « fait perdre du temps » aux demanderesses et au tribunal.

« Considérant la nature punitive d’une condamnation pour manquement procédural et qu’il faut chercher à dissuader ce type de conduite, le Tribunal condamnera Monsieur Laprade au paiement de 5 000$ », a ordonné le juge Morin.

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