La face sombre du recrutement de travailleurs étrangers temporaires
Radio -canada
2021-09-20 13:15:00
Mamadou Hane a retrouvé le sourire. Mais il a failli tout abandonner, tout quitter, quelques mois seulement après son arrivée au Québec. La faute, notamment, à des clauses contractuelles qu’il a découvertes après son installation.
Originaire du Sénégal, Mamadou Hane est parti d'Italie, fin 2019, avec sa compagne et ses quatre enfants. Direction la région de Québec, avec un permis de travail fermé, lié à son entreprise, pour un poste de mécanicien industriel.
Avant son déménagement, son futur employeur a rempli un contrat type du ministère de l’Immigration du Québec, indispensable dans ce processus de recrutement à l’international. Tout y figure : le salaire, les jours de repos ou encore les avantages sociaux et la durée de l’entente.
Mais lors de son premier jour de travail, narre l’intéressé, l’entreprise lui a présenté un nouveau document. Avec un paragraphe concernant une éventuelle démission. En cas de départ durant les trois ans de son contrat, l’employé, est-il précisé, doit rembourser, au prorata, une indemnité de 5000 $, correspondant aux frais et déboursés encourus pour l’obtention de son permis de travail et les coûts de formation.
Un paragraphe qui a fait sourciller Mamadou Hane. « On ne m’a pas laissé le choix; on m’a dit que c’était un contrat interne. Je n’ai pas aimé, ça me gênait. Je me disais que s’il y avait le moindre problème, un différend, je serais coincé. Mais j’ai quand même signé ».
« On m’a dit que c’était ça (signer le nouveau contrat), ou sinon je devais rentrer dans mon pays », souligne Mamadou Hane.
Près d’un an plus tard, en pleine pandémie, il est mis à pied temporairement en raison – selon la lettre de mise à pied que nous avons pu consulter – du « très bas niveau d’occupation en production de l’entreprise », où, indique Mamadou Hane, « l’ambiance n’était pas bonne » entre les employés étrangers et certains responsables. Il décrit des « préjugés » et du « racisme ».
Privé d’emploi, Mamadou Hane reçoit finalement des offres de plusieurs autres entreprises, prêtes à entreprendre toutes les démarches d’immigration liées à son statut. Mais après avoir donné sa lettre de démission, il reçoit une mise en demeure de son ex-employeur. Même s'il n’avait plus d’heures de travail à lui offrir, ce dernier lui réclame plus de 3300 $ pour avoir mis un terme à leur entente.
« C’était scandaleux », déplore-t-il.
L’un de ses avocats tient un discours similaire. « C’est surprenant », ironise Maxime Lapointe en évoquant un « double jeu » et un « rêve canadien qui s’écroule ».
« Les employeurs devraient se fier au premier contrat signé. Une fois ici, le travailleur est vulnérable », affirme Maxime Lapointe, avocat en droit de l'immigration.
Est-ce illégal? Maxime Lapointe nous montre l’une des clauses dans le contrat original envoyé au gouvernement du Québec. Il y est stipulé que « l’employeur s’engage à ne pas recouvrer auprès de l’employé (...) les frais qu’il a engagés (pour recruter l’employé, incluant) notamment les frais d’immigration reliés à l’examen à la demande d’évaluation des effets de l’offre d’emploi sur le marché du travail ».
« Les employeurs sont tenus de respecter les conditions de travail », qui ont été évoquées au départ, nous a confirmé le ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration (MIFI).
« J’ai refusé de payer. Je n’aimerais pas que d’autres vivent cette situation », jure Mamadou Hane tout en montrant fièrement une lettre de son nouvel employeur qui fait mention d'une promotion et d'un meilleur salaire.
Un nombre de travailleurs étrangers en forte croissance
Le cas de Mamadou Hane est loin d’être unique.
Au cours des dernières années, le nombre de travailleurs étrangers temporaires a explosé, passant de 17 600 en 2017 à près de 33 000 l’an passé, malgré la pandémie.
Si, pour beaucoup de travailleurs temporaires et leur famille, une arrivée au Canada concrétise le rêve d’une nouvelle vie, ce périple peut néanmoins virer au cauchemar.
Contrats non respectés, promesses d’immigration utopiques, frais exorbitants exigés, multiplication d’intermédiaires, intégration manquée : de multiples sources, témoins, organismes ou experts nous ont décrit un portrait parfois sombre dans le recrutement de ces personnes.
« De plus en plus d’entreprises sont tentées par le recrutement international », confirme Christian Bernard, vice-président de Montréal International. Selon Statistique Canada, il y avait, en juin, près de 219 000 postes vacants au Québec.
Face à cette pénurie de main-d'œuvre, qui s’est amplifiée ces dernières années au Québec, les entreprises n’ont guère le choix de se lancer dans le recrutement international pour combler leurs besoins et respecter leurs contrats. Mais les démarches peuvent être complexes et coûteuses. Pour recruter un travailleur étranger, les firmes doivent réaliser une étude d’impact sur le marché du travail (EIMT). Les frais sont de 1000 $.
Montréal International organise régulièrement des missions de recrutement, mais « on se concentre sur les jobs payants », précise l'organisme. Pour des postes peu qualifiés, à bas salaire, il peut y avoir des « histoires d’horreur », convient Christian Bernard.
« J’ai entendu parler d’histoires d’horreur, de personnes à qui on vend du rêve. C’est clair, c’est une business qui est en croissance et qui va continuer de l’être », précise M. Bernard.
« Dans certains pays, comme en Amérique latine ou en Afrique francophone, il y a un engouement (pour venir au Canada) », souligne le vice-président. Des centaines de candidatures peuvent être déposées pour un poste, ajoute-t-il.
De multiples intermédiaires et agences de recrutement, canadiens ou étrangers, se sont lancés ces dernières années dans ce marché peu réglementé, pour attirer des travailleurs au Québec. « Plus on augmente le nombre d’intermédiaires, plus on augmente les risques, à la fois pour les employeurs et le travailleur », poursuit Christian Bernard.
Possibilité de doubler le nombre de travailleurs étrangers
Alors que François Legault avait fait de la baisse des seuils d’immigration permanente l’un des chevaux de bataille de son élection en 2018, le chef caquiste a, dans le même temps, négocié avec le gouvernement fédéral pour augmenter le nombre de travailleurs étrangers temporaires (TET) au Québec, mais aussi assouplir les démarches. Il a récemment obtenu gain de cause.
Une entente a été annoncée début août, après de longues négociations et une forte pression du milieu des affaires, qui réclamaient de tels changements. Les entreprises québécoises peuvent maintenant embaucher deux fois plus de travailleurs étrangers temporaires dans des postes à bas salaire. Le seuil de TET autorisés passe de 10 à 20 % par entreprise.
Ces changements ne concernent pas les travailleurs saisonniers agricoles, qui ont leur propre programme d’immigration.
Une famille tunisienne frappe un mur
Le rêve canadien a viré au cauchemar pour Ghassen Jeddi, un Tunisien de 41 ans arrivé au Québec en décembre dernier pour un poste d’opérateur de machine avec sa femme et leurs deux enfants, avant de repartir à Monastir quatre mois plus tard pour vivre chez ses parents.
« J’ai tout perdu », murmure-t-il, la voix sanglotante, en tentant d’essuyer ses larmes. « J’ai détruit ma famille ».
Un soir d’avril, avec sa femme, il achète des billets d’avion. « Je n’ai pas réfléchi. Dans ma tête, je voulais juste rentrer ».
« En partant au Canada, j’ai dit que jamais je ne rentrerai en Tunisie. On pensait chaque année aller visiter un autre pays, découvrir le monde », affirme Ghassen Jeddi.
Que s’est-il passé? Qu’a vécu ce couple, si heureux de découvrir le Québec quelques mois plus tôt, pour quitter subitement le Canada, après une série de « dépressions » ?
Tout a débuté, raconte-t-il, à l'automne 2019. Une entreprise de la Montérégie se rend alors en Tunisie pour pourvoir de nombreux postes vacants. Tout comme son épouse, Ghassen Jeddi obtient un contrat de travail – fermé – de deux ans. Cette entente le lie à cette firme pour la durée de son séjour.
Pandémie oblige, la famille, dont seul le père maîtrise parfaitement la langue française, ne débarque au Québec qu’en décembre 2020. Rapidement, elle déchante.
« À ma femme, on lui a imposé un poste fixe le week-end. Moi, c’était le soir. On ne nous avait pas parlé de ces shifts (quarts). Ce n’était pas marqué dans nos contrats et quand on est arrivé, on a été surpris », détaille Ghassen Jeddi, qui a été embauché comme opérateur de machine pour un salaire de 16 $ de l’heure.
Ces informations, effectivement, ne figuraient pas dans les contrats envoyés au gouvernement du Québec que nous avons pu consulter. Selon ces deux ententes, le couple avait deux jours de repos, ensemble, la fin de semaine.
« Ça nous a beaucoup bouleversés. Si j’étais tout seul, ça ne m’aurait pas gêné », poursuit-il.
« On avait besoin les uns des autres, on ne connaissait personne. Les enfants avaient besoin de nous. C’était compliqué », soutient Ghassen Jeddi.
Outre une intégration pénible, Ghassen Jeddi subit un accident de travail au terme d’une formation. Involontairement, « durant un nettoyage », un pistolet à air comprimé lui percute l’oreille, dit-il.
« J’avais des acouphènes, je n’arrivais plus à dormir. (L’entreprise) m’a donné un site Internet pour prendre un rendez-vous avec un médecin. Pendant une semaine, j’ai essayé, mais je n’ai pas réussi. J’ai même travaillé durant tout ce temps. Puis, un dimanche matin, il y avait du sang sur l’oreiller et je suis allé aux urgences ».
Le couple déprime. Rien ne va plus : manque de temps en famille, crises d’angoisse... « J’ai perdu 15 kilos en un mois », raconte Ghassen Jeddi. « On a pris nos vêtements, le 2 avril, et on est partis. On a tout laissé. En rentrant, j’ai compris la gravité de ma décision », lâche-t-il, évoquant la séparation de son couple, tout en jurant vouloir revenir au Canada.
Des « gens sans scrupules », selon un organisme
Directrice de l’organisme Intégration communautaire des immigrants (ICI), établi à Thetford Mines, Eva Lopez confirme qu'elle entend fréquemment des « drames » et des témoignages semblables à celui de Ghassen Jeddi.
« C’est mon quotidien. Ce n’est malheureusement pas nouveau », explique-t-elle.
Ces deux ou trois dernières années, Eva Lopez a vu une multiplication des problèmes touchant les travailleurs étrangers temporaires. Notamment avec la signature de nouveaux contrats qui diffèrent, par exemple, par rapport aux documents déposés auprès des instances gouvernementales.
« On promet par exemple 20 $ de l’heure, puis, pour soi-disant compenser les frais (de recrutement), on paie le travailleur 16 $ », révèle Eva Lopez. « C’est une évidence : on vend du bétail et il y a des gens sans scrupules ».
« Aider des travailleurs étrangers temporaires, c’est ma lutte, ma bataille. Il y a des recrutements tout croches et des entreprises qui négligent l’accueil, l’intégration », précise la directrice d’ICI.
Des intermédiaires montrés du doigt
Au cours de nos recherches, le rôle – parfois flou – d’intermédiaires a également été montré du doigt. Par exemple, nous avons entendu des histoires similaires concernant des travailleurs, en Tunisie ou au Maroc notamment, qui se font demander des milliers de dollars pour être mis en contact avec une entreprise québécoise.
« Ça peut aller de 60 000 à plus de 100 000 dirhams (entre 8000 et 14 000 dollars) », mentionne une source marocaine, en contact avec de nombreux travailleurs étrangers arrivant au Québec, qui souhaite conserver l’anonymat par crainte de représailles.
On parle, précise-t-il, principalement d’emplois dans « la pâtisserie, les cuisines, la mécanique, la soudure » et plus globalement « les métiers manuels et professionnels ».
« Souvent, des personnes contactées au Maroc doivent payer un supplément à un intermédiaire. On leur promet une résidence permanente, mais il n’y a souvent rien d’écrit. Et les sommes demandées peuvent aussi être justifiées par des cours de francisation », soutient la source marocaine.
Début 2019, une agence d’immigration, Succès Canada, avait été dénoncée par un établissement de santé de Chaudière-Appalaches pour avoir réclamé 9000 $ à des candidats tunisiens afin d’obtenir une entrevue de sélection.
Nous avons vu un contrat signé, après cette affaire, entre cette firme – qui a des bureaux au Canada, en Tunisie et en Moldavie – et une travailleuse tunisienne voulant venir au Québec. Succès Canada propose, contre 9000 $, de représenter « le client dans ses démarches auprès du gouvernement pour l’obtention du permis de travail ainsi que le suivi et soumission de la demande de résidence permanente ».
Au téléphone, la directrice, Natalia Tatarescu, a convenu qu'elle fait face « à une concurrence énorme ». Mais, a-t-elle ajouté, un consultant « a le droit de charger son client pour la procédure d’immigration » et ne peut pas « charger un candidat pour un contrat de travail ».
Par courriel, à la suite de nos questions, l’entreprise a refusé de nous donner publiquement plus de détails, prétextant un « contexte » commercial et un « secret professionnel ».
Laisser miroiter une résidence permanente peut cependant s’avérer problématique, puisque le parcours est devenu ardu et chaotique pour certains travailleurs étrangers au Québec, selon leur emploi et leur niveau de qualification.
Depuis la réforme du Programme de l’expérience québécoise (PEQ), l’an passé, les personnes occupant un emploi peu ou non spécialisé ne sont plus admissibles à ce populaire programme d’immigration.
De multiples missions de recrutement
Si chaque entreprise peut faire appel à des firmes et intermédiaires privés pour réaliser un recrutement dans un autre pays, des missions officielles sont également organisées. Recrutement Santé Québec mène par exemple des missions en Europe et en Amérique latine pour trouver des centaines d’infirmières. D’autres organismes ont de tels mandats, comme Québec International, la Société de développement économique de Drummondville ou encore Montréal International. Ce dernier a intensifié ses démarches ces dernières années. Depuis 2019, près de 2300 embauches de travailleurs étrangers ont en effet été réalisées en collaboration avec Montréal International.
Maraudage dénoncé et « frais d’intégration »
Cette pénurie de main-d'œuvre aurait aussi des conséquences plus inattendues. Face au manque de travailleurs, des employés étrangers seraient de plus en plus sollicités pour joindre une autre firme.
Des sources nous ont cité des exemples dans le milieu agricole et dans le secteur manufacturier, frappé durement par cette rareté de bras.
Établie à Laval et spécialisée dans la fabrication de conteneurs, l’entreprise Laurin s’est rendue en Tunisie, fin 2019, pour recruter cinq soudeurs, qui ont pu arriver au Québec l’automne dernier.
Selon nos informations, plusieurs de ces travailleurs tunisiens avaient versé près de 1230 $ à un intermédiaire, dans un compte bancaire tunisien, avant leur venue au Canada.
Ce montant a été payé à l’un des membres de WE Conseil et Recrutement, l’agence qui s’est occupée du recrutement de ces soudeurs pour le compte de Laurin.
« On n’est pas au courant. Ils n’ont pas le droit », nous a vivement affirmé Frédéric Albert, président de Laurin, en disant avoir déjà versé plus de 7000 $ par employé recruté à WE Conseil et Recrutement.
Pour justifier ce versement, la présidente de WE Conseil et Recrutement, Laurence Béliveau-Hamel, invoque des « frais d’intégration ». « C’est pour faciliter et assurer l’intégration. On va chercher l’employé à l’aéroport, l’accompagner dans ses démarches », plaide-t-elle.
Avec ce versement, WE Conseil et Recrutement dit vouloir s’assurer de la crédibilité du candidat à l’immigration. « J’ai déjà vu des agences demander 10 000 $ », insiste-t-elle.
« On a tellement de demandes. C’est pour voir si le candidat est vraiment sérieux », déclare Laurence Béliveau-Hamel.
Or, selon le gouvernement du Québec citant un règlement en vigueur, une agence de recrutement « ne peut exiger d’un travailleur étranger temporaire, pour son recrutement, des frais autres que ceux autorisés en application d’un programme gouvernemental canadien ».
Réclamer, par exemple, un montant d’argent pour être mis en contact avec un employeur québécois est « illégal », note un porte-parole du ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration (MIFI).
L’expérience entre ces employés tunisiens et Laurin a, de son côté, tourné au vinaigre.
L’entreprise, qui a déboursé plusieurs dizaines de milliers de dollars pour la venue de ces travailleurs, dénonce un maraudage de la part d’une firme spécialisée dans le recrutement de la main-d'œuvre étrangère pour placer ces travailleurs dans une entreprise concurrente.
« Certains connaissent les failles avec l’immigration et savent comment les exploiter », réplique Frédéric Albert.
Des plaintes, de la part de ces employés tunisiens, ont été transmises à Service Canada, qui a ouvert une enquête. Ottawa a accordé un permis de travail ouvert à ces travailleurs, destiné aux personnes vulnérables, ce qui leur a permis de changer d’entreprise. Mais quelques semaines plus tard, Service Canada a conclu, dans une lettre que nous avons pu consulter, que Laurin avait respecté les « conditions » du règlement en vigueur.
La firme n’apparaît d’ailleurs pas dans la liste noire établie par Ottawa, laquelle répertorie les employeurs « qui ont été jugés non conformes ».
« J’étais en tab..., clame Frédéric Albert, un des patrons de Laurin. On avait même acheté une maison pour les loger. On s’est fait avoir ».
Frédéric Albert admet néanmoins qu'il a commis une erreur avec ces employés étrangers. « On nous a reproché d’avoir donné 400 $ dans une enveloppe (aux travailleurs tunisiens) pour acheter des affaires d’hiver. On leur avait dit qu’on prélevait le montant sur leur paie, mais on n’avait rien fait signer ». Ces informations auraient dû être mentionnées dans un contrat, avoue-t-il.
La firme dénoncée par Laurin, Trait d’union RH, nie un quelconque débauchage, mais reconnaît avoir alerté Service Canada, après avoir été en contact avec ces soudeurs.
Parmi les fondateurs de l’entreprise, qui a un bureau à Laval, on trouve l’ex-ministre de l’Immigration du Québec Rémy Trudel.
Joint par téléphone, il jure qu'il a mis en place « une politique très rigoureuse » au sein de Trait d’union RH, qui agit essentiellement en Tunisie, détaille-t-il.
« Je m’assure que les règles strictes des gouvernements canadiens et québécois sont suivies en termes de recrutement et d’acceptation des travailleurs temporaires », explique Rémy Trudel.
Meilleur encadrement souhaité
Obtenir les confidences de travailleurs étrangers temporaires, victimes de tels problèmes, est loin d’être une sinécure. Les dénonciations, officielles, restent rares, et de nombreux employés craignent pour leur avenir au Canada, juge Eva Lopez, de l’organisme ICI.
« Beaucoup se taisent, car ils veulent une autre vie pour leur famille », avoue-t-elle.
Ces derniers mois, Kamel Béji, chercheur à l’Université Laval, est allé à la rencontre de garagistes et de soudeurs étrangers arrivés récemment dans la région de Québec et de Charlevoix.
« Isolement social », « précarisation », « rigidité » de certains employeurs, « tâches » non spécifiées au contrat : les exemples qu’il a relevés sont multiples, tout en soulignant que des entreprises « font beaucoup d’efforts ».
« Il y en a qui ont compris que s’ils veulent retenir l’employé, il faut s’intéresser à son intégration sociale. Mais malheureusement, il y en a aussi qui ne pensent qu’à combler un besoin à l’instant. Un patron m’a même dit : «je ne fais pas de social, je le paie» ».
À l’instar d’Eva Lopez, ce spécialiste de l’immigration temporaire réclame un meilleur suivi et soutien de Québec et Ottawa.
« Le gouvernement doit ouvrir les yeux et baliser le parcours de ces immigrants », précise Kamel Béji.
Cette demande est revenue dans la plupart des conversations que nous avons eues avec des sources, témoins ou experts.
« Beaucoup de PME (petites et moyennes entreprises) ne savent pas à quelles portes cogner. Il ne faut pas se lancer à la légère dans le recrutement international », concède Christian Bernard, de Montréal International.
Chercheur et membre du Centre des travailleurs et travailleuses immigrants, Cheolki Yoon pourrait lui aussi passer de longues heures à décrire les coulisses de cette « industrie ».
« Il y a un ménage à faire, avec trop de lacunes dans l’encadrement », soutient-il. Cheolki Yoon dénonce fermement les « fausses promesses » : « J’ai vu des gens des Philippines payer 10 000 $ ».
« On leur dit qu’ils vont gagner [au Québec] beaucoup d’argent et qu’ils pourront immigrer de manière permanente », affirme Cheolki Yoon.
« Il faudrait que les gouvernements mettent en place une to do list (une liste de tâches) à faire pour les entreprises (avant et lors de l’arrivée des immigrants). Cette liste de contrôle, c’est peut-être ce qu’il manque », avance l’avocat Maxime Lapointe.
Aux yeux de Kamel Béji, « une avenue serait d’avoir des intermédiaires officiels, reconnus par le gouvernement, qui obéissent à un cahier des charges ».
« Quand la personne est là, il n’y a plus de contrôle. Il n’y a pas d’accompagnement, hormis par des organismes d’intégration, mais tout le monde ne va pas dans ces organismes ».
Des responsabilités partagées entre Québec et Ottawa
Contactés par Radio-Canada, Québec et Ottawa ont offert des réponses générales, plutôt vagues, en se renvoyant les responsabilités d’encadrement et de contrôle.
« Le Canada transfère des fonds au Québec pour les services d'établissement et d'intégration. Le Québec est le seul responsable de la prestation des programmes d'établissement et d'intégration dans la province », mentionne le ministère fédéral de l’Immigration en citant l’entente entre les deux gouvernements en matière d’immigration.
Du côté du gouvernement Legault, on indique que « certaines responsabilités en matière de protection », comme l’hébergement, « reviennent au gouvernement fédéral ». Les travailleurs étrangers temporaires peuvent « bénéficier » de services de « francisation », « d’accueil », « d’accompagnement et de soutien à l’intégration offerts par les organismes financés par le MIFI ».
« Nos équipes travaillent en collaboration avec nos homologues fédéraux afin d’assurer la meilleure protection possible aux travailleurs étrangers temporaires », explique Jean Boulet, ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale.
Après les récentes ententes avec le gouvernement Legault, « il est trop tôt pour établir si des mesures de vérifications supplémentaires sont nécessaires », nous a également écrit Emploi et Développement social Canada (EDSC).
« Le gouvernement du Canada demeure cependant déterminé à prendre les mesures pour que les travailleurs étrangers, en particulier les travailleurs vulnérables, ne soient pas victimes de mauvais traitements, d'abus ou de conditions de travail dangereuses pendant la période où ils travaillent de façon temporaire au Canada », déclare Saskia Rodenburg, porte-parole EDSC.
Néanmoins, ajoute une porte-parole du ministère fédéral de l’Immigration, en cas de « mauvais traitements de la part de son employeur », un travailleur étranger peut contacter Ottawa afin « d’obtenir un permis de travail ouvert ».
L’entreprise concernée peut ensuite recevoir une pénalité financière et une interdiction d’embaucher des travailleurs temporaires.