Un ex-procureur de la Commission Poitras devenu juge refuse de se récuser
Un magistrat sera bel et bien dans la formation de juges qui doit entendre l'appel d'une décision cruciale en matière de responsabilité civile. De qui et de quoi s’agit-il?

N’en déplaise au Procureur général du Québec, à la Ville de Val d’Or et à d’autres intimés, le juge Guy Cournoyer siègera dans l’appel sur les poursuites civiles intentées contre eux dans la foulée de l'erreur ayant mené à l'incarcération injustifiée de Hugues Duguay et Billy Taillefer pour le meurtre de Sandra Gaudet en 1990.
Le juge Cournoyer a rendu sa décision sur sa récusation le 3 novembre.
L'enjeu de cet appel est de taille : il porte sur les poursuites civiles en dommages-intérêts intentées par les appelants, feu Hugues Duguay, Éric Duguay (en reprise d’instance) et Billy Taillefer, contre le Procureur général du Québec, le Service de sécurité publique de la Ville de Val-d’Or, l’enquêteur Michel Cossette et la Ville de Val-D’Or à la suite du rejet de leur action par la Cour supérieure en 2023.

Ce sont Mes Jean-Yves Bernard et Gaëlle Missire qui défendaient la position du Procureur général du Québec, un des intimés, dans la demande de récusation.
Les autres intimés, soit le Service de sécurité publique de la Ville de Val-D’Or, l’enquêteur Michel Cossette et la Ville de Val-D’Or, étaient représentés par Mes Guillaume Laberge et Chantal Saint-Onge, avocats chez Lavery.
Les appelants Duguay sont pour leur part défendus par Léon H. Moubayed et Pauline Beaupré, avocats chez Davies Ward, ainsi que par Me Louis Belleau, du cabinet du même nom.
Quant à l’autre appelant, Billy Taillefer, il est représenté par Mes Justin Wee et Justine Monty, du cabinet Arsenault Dufresne.
Le contexte
Les appelants réclament une compensation pour les préjudices subis en raison du comportement des autorités ayant conduit à leur déclaration de culpabilité. Le contexte de cette poursuite remonte aux révélations de la Commission Poitras en 1998, laquelle avait soulevé de nombreuses irrégularités concernant la conduite de l'enquête policière et du ministère public.
Ces irrégularités ont mené à l'historique arrêt de la Cour suprême du Canada en 2003 (R. c. Taillefer; R. c. Duguay), où le plus haut tribunal du pays a conclu que la police et le ministère public avaient violé les droits fondamentaux des accusés en omettant de divulguer de nombreux éléments de preuve pertinents à la défense.

La Cour suprême a ordonné un arrêt des procédures pour Duguay et un nouveau procès pour Taillefer, conduisant finalement à leur libération après plus d'une décennie d'incarcération.
Malgré cette reconnaissance retentissante de l'erreur judiciaire, la Cour supérieure a rejeté en 2023 l'ensemble de la poursuite civile, principalement pour des motifs de prescription. Le juge Marc Paradis a statué que les appelants n'avaient pas respecté les délais légaux prescrits par la loi pour intenter leur action, le point de départ du calcul de la prescription étant considéré comme survenu avant le dépôt de leur demande en dommages-intérêts en 2003.
L'appel devant la Cour d'appel cherchera donc à déterminer si le juge de première instance a commis une erreur en droit en appliquant ainsi les règles de la prescription, malgré l'ampleur des violations de droits reconnues par la Cour suprême.

La position des intimés
C'est précisément ce lien avec les manquements initiaux qui est au cœur de la demande de récusation déposée par les intimés.
Ces derniers réclamaient le retrait du juge Cournoyer en raison de son rôle de procureur au sein de la Commission Poitras en 1997 et 1998. Selon eux, le recours en dommages-intérêts des appelants découle essentiellement des constats exprimés dans le rapport de cette Commission.
En raison de son rôle de procureur et de sa collaboration étroite avec les commissaires, il est raisonnable d'inférer que le juge Cournoyer s'est impliqué dans l'étude du dossier, ont fait valoir les intimés.
À leur avis, le juge est « irrémédiablement lié » par les conclusions de ce rapport, dont le langage est décrit comme extrêmement défavorable, voire cinglant, à l'égard des autorités concernées.
La décision du juge Cournoyer
Procédant à l'analyse selon le critère de la crainte raisonnable de partialité, le juge Cournoyer a réfuté point par point les arguments soulevés, en s'appuyant sur la jurisprudence de la Cour suprême.

Il a d'abord rappelé la forte présomption d'intégrité qui s'attache à la fonction judiciaire, présomption qui suppose que les juges s'emploient à vaincre leurs préjugés personnels, à juger sans partialité et à respecter leur serment professionnel.
Le facteur temps s'est avéré déterminant. Le juge a souligné qu'il a agi comme procureur de la Commission Poitras il y a plus de 25 ans et qu'il est juge depuis 2007. L'écoulement d'une si longue période rend selon lui improbable l'existence de partialité, un élément que la personne raisonnable et bien renseignée doit prendre en considération.
Surtout, le juge Cournoyer a insisté sur la nature de son rôle passé : les commissions d'enquête sont des entités inquisitoires, non contradictoires, et leurs rapports n'ont aucune conséquence légale ni force exécutoire en matière de responsabilité civile ou pénale.
Le juge, qui n’a pas signé le rapport de la Commission, a aussi fait valoir qu’il est impossible d'attribuer aux procureurs les conclusions et constats formulés par les commissaires.
Le juge Cournoyer a par ailleurs fait remarquer que le dossier en appel est massif – 62 volumes et plus de 19 000 pages – et qu'il doit être tranché selon la preuve reçue au dossier d'appel et non à la lumière du rapport de la Commission Poitras.
Le magistrat a par ailleurs rappelé qu'en tant que juge d’appel, il doit trancher des questions de droit et faire preuve de déférence envers l'évaluation de la preuve faite par le juge de première instance.
Selon lui, la personne raisonnable et bien renseignée ne pourrait craindre que son rôle d'il y a 25 ans l'empêcherait d'aborder l'affaire avec un esprit ouvert dans le cadre d'un processus collégial.
Le juge Cournoyer a donc rejeté la demande de récusation, confirmant qu'il siégera pour l'audition de l'appel qui aura lieu les 1er et 2 décembre prochains.