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Une première action collective, une victoire de 164 Millions!

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Sonia Semere

2025-06-23 15:00:30

Une action collective lancée en 2016 contestait la détention illégale de milliers de citoyens au Québec. Droit-inc a échangé avec l'une des avocates des plaignants…

Source : Me Sophie-Anne Décarie


En 2016, Me Sophie-Anne Décarie, avocate exerçant au sein du cabinet Décarie Stephenson Avocats, acceptait un mandat ambitieux : représenter Benoît Atchom Makoma dans une action collective intentée contre le Procureur général du Québec et le ministère de la Justice du Québec.

Dans le cadre de ce dossier, Mes Robert Kugler, Alexandre Brosseau-Wery, Éva M Richard, Danica Garner et Jean-François Benoît représentaient également les plaignants en tant qu’avocats-conseils.

L’objectif? Contester la légalité de la détention de milliers de citoyens sans comparution devant un juge dans un délai de 24 heures.

L’action visait à faire reconnaître une atteinte systémique aux droits constitutionnels de plus de 20 000 personnes. Le recours s’est attaqué non seulement à des pratiques ancrées dans le système judiciaire, mais également à l’inaction prolongée de l’État pour les corriger.

Le juge de la Cour supérieure du Québec, Donald Bisson, a finalement condamné le gouvernement provincial à verser 164 millions de dollars aux personnes détenues illégalement.

Selon Me Kugler, ce jugement figure parmi les plus importants rendus à la suite d’un recours collectif dans l’histoire du Québec.

Qu’est-ce qui a poussé Me Décarie à se lancer dans une première action collective d’une telle ampleur? Quels enjeux juridiques ont marqué cette bataille judiciaire? L’avocate revient, pour Droit-inc, sur les dessous de sa victoire.

Pour une première action collective, vous avez choisi un dossier à très haute portée symbolique et judiciaire. Qu’est-ce qui vous a convaincue de vous y engager?

Ce qui m’a convaincue d’accepter, c’est la façon dont M. Benoît Atchom Makoma nous a présenté le dossier. Son témoignage était extrêmement touchant et révélait une violation claire et troublante de ses droits. Ça nous a profondément interpellés, humainement et juridiquement.

Ensuite, c’était un dossier très stimulant sur le plan intellectuel. Il soulevait des enjeux importants d’avancement du droit. On avait devant nous une cause qui méritait d’être portée devant les tribunaux, non seulement pour réparer une injustice, mais aussi pour faire progresser le droit dans son ensemble.

Il y avait également un enjeu de responsabilité professionnelle : ce dossier avait besoin d’un cabinet qui ait à la fois le courage et la solidité pour affronter un adversaire de taille, le ministère de la Justice. Mais je me sentais prête. Assez indépendante, assez solide dans ma pratique pour porter une cause comme celle-là. Et en voyant l’importance de l’enjeu, je savais que si j’étais sollicitée, je devais répondre présente.

Quels ont été les plus grands défis juridiques dans cette affaire?

Le tout premier défi, c’était la nature même du recours : poursuivre le gouvernement. C’est énorme. On se retrouvait face à une machine dotée de tous les moyens juridiques, financiers et humains possibles, alors que de notre côté, on avait très peu de ressources. C’est vraiment l’image de David contre Goliath.

Un des principaux obstacles a été l’accès à l’information. On n’avait pas accès aux données essentielles pour documenter et soutenir notre dossier. Par exemple, un élément clé pour établir la valeur du recours collectif, c’est de pouvoir démontrer, avec un bon niveau de précision, le nombre de membres touchés par la situation.

Au début, on estimait ce nombre à environ 2 000 personnes, ce qui nous avait permis de fixer une première estimation des dommages. Mais plus tard, on s’est rendu compte que ce chiffre était largement sous-évalué : il y avait en réalité 24 000 membres concernés. Obtenir cette donnée n’a pas été simple. Il a fallu faire des demandes précises au procureur général, qui avait l’information, mais encore fallait-il savoir quoi demander et comment.

Ensuite, cette information a dû être analysée par un expert, vraiment brillant, qui a permis de la transformer en un argument solide pour le tribunal. On a dû produire des analyses précises pour démontrer une volumétrie cohérente et crédible, essentielle pour justifier le recours collectif.

Comment avez-vous structuré la stratégie de ce recours collectif, dans un dossier aussi délicat contre l’État?

Il fallait d’abord prouver que ce n’était pas juste une histoire individuelle, mais bien une situation généralisée. On devait démontrer que le cas de notre représentant reflétait celui de milliers d’autres personnes.

Et sur ce plan, c’était relativement facile, car la situation de violation des droits était tellement répandue qu’elle s’imposait d’elle-même. Même les témoins de la partie adverse avaient du mal à nier qu’il y avait là un problème systémique. On parlait de quelque 24 000 personnes dans la même situation.

Le vrai défi juridique, c’était de convaincre le tribunal qu’il y avait un dommage réel, inhérent à cette violation du droit de comparaître dans un délai raisonnable, ici, dans les 24 heures suivant l’arrestation. L’État prétendait que plusieurs de ces personnes auraient de toute façon été détenues au-delà de 24 heures, et donc qu’elles n’avaient pas subi de dommage.

Le gouvernement a tenté plusieurs lignes de défense, allant jusqu’à dire qu’ils avaient corrigé le problème. Mais le juge a tranché que c’était trop peu et trop tard : ces corrections sont arrivées uniquement après l’autorisation de la poursuite, et il y avait eu des violations pendant des années avant ça.

Pour terminer, quels conseils donneriez-vous à une jeune avocate ou un jeune avocat qui souhaiterait s’impliquer dans un dossier à portée sociale?

Je dirais que c’est extrêmement valorisant. Personnellement, je considère que ce dossier m’a véritablement permis de contribuer à faire avancer la société. Ce recours a permis de faire évoluer le droit, non seulement à travers le jugement rendu, mais aussi parce que le gouvernement a modifié son système à la suite de cette décision.

C’est une immense fierté pour moi d’avoir pu, comme juriste, contribuer à améliorer concrètement la vie des citoyens. Travailler à défendre les droits fondamentaux, la liberté, l’accès à la justice, la prévention des abus, c’est essentiel dans un État de droit.

Et si un jeune avocat ou une jeune avocate a la chance, un jour, de participer à ce type de dossier, je l’encourage vivement à le faire. Oui, c’est un investissement colossal en temps et en énergie, mais c’est aussi une des expériences les plus marquantes et les plus significatives qu’on puisse vivre dans une carrière juridique.

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