Brevets et tests bêta : comment concilier innovation et protection?

Valmi Dufour-Lussier, Jean-François Journault Et Gabrielle Delaunais
2025-04-30 11:15:43

Le développement et la mise sur le marché d’un logiciel innovant nécessitent souvent des tests bêta publics, c’est-à-dire ouverts à des utilisateurs externes qui ne sont pas sous contrat avec l’éditeur du logiciel, pour en valider le fonctionnement et l’efficacité.
Cette étape peut poser des défis en matière de brevetabilité au regard des exigences pour respecter le critère de nouveauté. En effet, pour être brevetable, une innovation doit être « nouvelle », c’est-à-dire qu’elle ne doit pas avoir été décrite ou montrée avant le dépôt d’une première demande de brevet.
Ainsi, dans la plupart des pays, une « divulgation publique » peut compromettre la brevetabilité de l’invention. Comment concilier la nécessité de tester un logiciel et les impératifs de préserver son caractère brevetable? Le présent article vise à vous donner quelques pistes sur les bonnes pratiques à adopter et sur les pièges à éviter.
Au Canada et en Europe
Au Canada comme en Europe, la législation est claire : toute divulgation publique peut détruire la nouveauté. Le Canada se distingue cependant de l’Europe en offrant une « période de grâce » qui autorise le dépôt d’une demande de brevet à l’intérieur d’un délai de 12 mois suivant une divulgation.
Le fonctionnement d’un logiciel est considéré comme étant « divulgué au public » si un membre du public peut accéder aux algorithmes ou aux fonctionnalités essentielles du logiciel par rétroingénierie. À l’inverse, s’il est impossible d’accéder à la structure interne du logiciel ou aux algorithmes sous-jacents, que cette impossibilité résulte de facteurs techniques ou légaux, on ne pourra pas considérer qu’il a été divulgué.
Si on souhaite breveter une innovation visant uniquement une partie du logiciel, cette règle s’appliquera aux algorithmes ou aux fonctionnalités de la portion du logiciel en question. Un éditeur de logiciel peut envisager deux façons de diminuer les risques que les tests réalisés soient considérés comme une divulgation de l’invention :
- Approche légale. Il peut prévoir des conditions d’utilisation qui interdisent la rétroingénierie, notamment en requérant que les bêtatesteurs ne puissent employer d’outils comme un décompilateur et ne puissent exécuter l’application « ligne par ligne » dans une machine virtuelle. Cette approche comporte tout de même certains dangers liés, par exemple, à une divulgation potentielle par un tiers qui, sans participer aux tests, aurait obtenu de l’information des testeurs.
- Approche technique. Il peut choisir de déployer son logiciel sous une forme garantissant que les bêtatesteurs n’ont pas accès au code binaire, par exemple sous forme d’application web ou de service (SaaS).
Aux États-Unis
Aux États-Unis, une composante additionnelle s’ajoute à la législation en matière de divulgation publique, la règle dite du « on-sale bar ». Selon cette règle, une invention devient non brevetable si elle a été commercialisée 12 mois avant le dépôt de la demande de brevet. Cette règle s’applique même si aucun membre du public n’a eu accès à l’invention. Elle vise à empêcher les inventeurs de prolonger artificiellement la durée de leur monopole en retardant le dépôt de leur demande.
Les tribunaux américains ont établi des critères pour distinguer l’utilisation à des fins expérimentales, qui permet aux inventeurs de continuer à parfaire leurs inventions sans perdre leur droit d’obtenir un brevet, de l’utilisation à des fins commerciales, qui constitue un obstacle à la brevetabilité. Ces critères sont nombreux, mais ils peuvent être résumés comme suit :
Contrôle de l’inventeur. L’inventeur a-t-il conservé le contrôle du processus et s’est-il assuré de maintenir la confidentialité ? Ce critère s’apprécie notamment par l’évaluation du niveau de contrôle que l’inventeur avait sur l’expérience, de l’obligation de confidentialité des personnes effectuant les tests ou du public ayant accès à l’invention, et de la question de savoir si des personnes extérieures au contrôle direct de l’inventeur ont dirigé les tests.
Rigueur dans le processus. Les tests ont-ils été réalisés de façon méthodique et les résultats ont-ils été conservés et analysés par l’inventeur ? Ce critère s’apprécie notamment par l’existence de registres détaillés tenus, et par le fait que les tests aient été méthodiques et que les performances du logiciel aient été constamment surveillées pendant la période de tests. Nécessité des tests.
Était-il nécessaire, étant donné la nature et l’utilisation anticipée du logiciel, de le tester en public ? Ce critère s’apprécie notamment par l’évaluation de la nécessité des tests publics, ainsi que, au vu de la nature de l’invention, de l’existence d’une justification raisonnable de la durée des tests et de la nécessité de mener ces tests dans des conditions d’utilisation réelles[8]. Intention commerciale.
Les tests avaient-ils pour but réel principal d’améliorer le logiciel et non pas de réaliser un profit ou d’évaluer l’intérêt du marché ? Ce critère s’apprécie notamment en évaluant si un paiement a été effectué et le teneur de celui-ci, le degré d’exploitation commerciale du logiciel pendant les tests, la nature des contacts avec les clients potentiels, et si les tests portaient sur l’adéquation du logiciel aux besoins des clients plutôt que sur sa performance.
L’ensemble de ces facteurs sont pris en considération pour déterminer si la règle du « on-sale bar » s’applique, en fonction des circonstances spécifiques de chaque dossier.
Conclusion
En somme, les tests publics de logiciels soulèvent des enjeux complexes en matière de brevetabilité, que ce soit au Canada, en Europe ou aux États-Unis. Entre la divulgation publique, les exigences de nouveauté et la règle du « on-sale bar », chaque juridiction impose des règles autour desquelles il faut naviguer avec soin.
Les développeurs et entreprises doivent planifier les tests des versions bêta des nouveaux logiciels qu’ils développent en tenant compte des contraintes particulières de chaque pays dans lesquels ils souhaitent protéger leur propriété intellectuelle. Pour éviter de compromettre la protection de leurs innovations, ils devraient faire appel à des professionnels spécialisés dans le domaine.
Cet article a été publié à l’origine sur le site de Robic.
À propos des auteurs
Valmi Dufour-Lussier est un avocat spécialisé en propriété intellectuelle chez Robic.
Jean-François Journault est un ingénieur logiciel, avocat et agent de brevets chez Robic dont la pratique est principalement axée sur les brevets et les dessins industriels dans les domaines de la mécanique et des inventions mise en œuvre par ordinateur.
Gabrielle Delaunais est avocate au sein du département du litige chez Robic où elle œuvre dans des dossiers touchant aux droits d’auteur, marques de commerce et brevets.