Contrôles à l’exportation : les implications dans un monde de partage de connaissances
Eric Lavallée Et Anaïs Martini
2025-11-06 11:15:19
Introduction

Quel est l’impact des contrôles à l’exportation?
À entendre « contrôles à l’exportation », on peut s’imaginer que cela ne concerne que les armements et autres technologies ultra-sensibles et pourtant… Il existe une panoplie de circonstances, même inattendues, pour lesquelles il est important de savoir que des mesures de contrôle à l’exportation existent. Cela d’autant plus si vous prenez part à de la recherche, ou encore à la conception et mise au point de solutions d’apparence anodines et qui ne sont pas nécessairement des objets tangibles.
À l’heure actuelle, les connaissances technologiques se partagent non seulement par le biais de partenariats conventionnels entre les entreprises ou les universités, mais aussi via le partage de données ou l’accès à des bases de données qui alimentent de grands modèles de langage. L’intelligence artificielle est, en soi, un moyen de partager des connaissances. Alimenter de tels algorithmes avec des données sensibles, ou des données qui peuvent s’avérer sensibles lorsqu’elles sont combinées, présente un risque d’enfreindre le cadre juridique applicable. En voici quelques notions clés.
Aperçu du cadre fédéral des contrôles à l’exportation
La Loi sur les licences d’exportation et d’importation
Au Canada, la Loi sur les licences d’exportation et d’importation du Canada (« LLEI ») établit le cadre principal régissant les contrôles à l’exportation de marchandises et de technologies. La LLEI confère au ministre des Affaires étrangères le pouvoir de délivrer, à tout résident du Canada qui en fait la demande, une licence autorisant l’exportation ou le transfert d’une large palette d’articles inscrits sur la Liste des marchandises et technologies d’exportation contrôlée (la « LMTEC ») ou destinés à un pays inscrit sur la Liste des pays visés. Autrement dit, la LLEI vise à encadrer, voire interdire, le commerce de biens et de technologies critiques en dehors des frontières canadiennes.
La Liste des marchandises et technologies d’exportation contrôlée
Pour apprécier la LMTEC de manière complète, il est nécessaire de se référer au Guide de la Liste des marchandises et technologies d’exportation contrôlées du Canada dans sa version publiée par le ministère avec ses modifications successives, dont les plus récentes modifications datent de mai 2025 (le « Guide »).
En résumé, le Guide comprend des marchandises et technologies militaires, stratégiques et à double usage (civil et militaire) en vertu des engagements pris par le Canada dans le cadre de régimes multilatéraux, tel que l’Arrangement de Wassenaar pour le contrôle des armes conventionnelles et des biens et technologies sensibles à double usage, d’accords bilatéraux, ou encore de certains contrôles unilatéralement mis en place par le Canada dans sa politique de défense. Le Guide comprend également les produits forestiers, les produits agricoles et de nourriture, les vêtements et les véhicules.
Les autres lois qui influencent l’exportation
Cependant, il faudra également tenir compte des sanctions que le Canada impose en vertu de lois ayant une incidence sur l’exportation, telles que :
la Loi sur les Nations Unies ; la Loi sur les mesures économiques spéciales ; la Loi sur la justice pour les victimes de dirigeants étrangers corrompus.
Ces sanctions à l’encontre de pays visés, d’organisations ou de personnes, englobent plusieurs mesures, dont la restriction ou l’interdiction du commerce, de transactions financières ou d’autres activités économiques avec le Canada, ou encore le gel de biens se trouvant sur son territoire. Finalement, pour qu’une personne (y compris une entreprise) puisse transférer des marchandises contrôlées à l’extérieur du Canada, elle doit s’inscrire au Programme des marchandises contrôlées (« PMC ») afin d’obtenir une licence d’exportation, sauf exemption.
Quelques notions clés
Le saviez-vous?
Certaines marchandises et technologies sont dites à « double usage » ou à « vocation double ». Cela signifie que l’une d’elles pourra faire l’objet de mesures de contrôle à l’exportation si, bien qu’initialement conçue à des fins civiles ou d’apparences inoffensives, elle peut avoir une application militaire ou servir à produire des articles militaires.
Une « technologie » s’entend largement, en couvrant notamment des données techniques, de l’assistance technique et des renseignements nécessaires à la mise au point, à la production ou à l’utilisation d’un article figurant sur la LMTEC. De manière indirecte, il peut également s’agir de technologies visées par l’un des règlements pris en vertu des lois susmentionnées, qui assujettissent certains pays à des restrictions de transferts technologiques spécifiques.
Également, un « transfert » comprend, relativement à une technologie, son aliénation (ex. vente) ou la communication de son contenu de quelque façon à partir d’un lieu situé au Canada vers une destination étrangère. Cette définition découle de modifications législatives à la LLEI, qui ont eu pour conséquence d’en étendre la portée à la simple communication de technologies intangibles par divers moyens, et donc d’élargir l’applicabilité des licences requises à cet effet.
En ce qui concerne les relations commerciales avec les États-Unis, les exportateurs canadiens pourront possiblement devoir composer avec des restrictions supplémentaires et d’épineux défis, notamment eu égard aux employés ou autres parties prenantesqui sont des ressortissants étrangers.
En effet, les International Traffic in Arms Regulations (« ITAR ») et les Export Administration Regulations (« EAR ») sont deux corpus de règles importants en matière d’exportation des États-Unis. Ceux-ci protègent des intérêts à la fois similaires et distincts. Tandis que les ITAR ont pour but de protéger des articles et services de défense (incluant des armes et des informations), les EAR régissent les articles à double usage. Cela dit, les deux auront tendance à prévenir des exportations dans un sens large, c’est-à-dire jusqu’à un transfert d’informations à des personnes dites « étrangères », sauf sur permission des autorités.
Par ricochet, il n’est pas impossible que les exportateurs canadiens se voient imposer l’obligation de se conformer à cette réglementation américaine qui cible l’origine nationale d’individus en plus des territoires, ce qui se distingue nettement du régime d’exportation du Canada axé sur l’interdiction d’échanger avec un pays ou avec toute personne qui s’y trouve.
Sur ce plan, il est à noter que la Charte des droits et libertés de la personne du Québec considère l’origine nationale comme un motif susceptible de discrimination. Une entreprise peut donc se trouver en position délicate entre, d’une part, ses obligations contractuelles issues d’un contrat avec une entreprise américaine et, d’autre part, les exigences de la Charte québécoise.
L’intelligence artificielle : de nouveaux enjeux
Le développement des grands modèles de langage en intelligence artificielle constitue un nouveau défi, et non le moindre, en matière de contrôle à l’exportation. Par exemple, si un grand modèle de langage est entraîné à l’aide de données visées par des restrictions, il n’est pas impossible qu’un État soumis aux sanctions susmentionnées ne tente d’utiliser le grand modèle de langage pour obtenir indirectement de l’information à laquelle il n’aurait pas eu accès directement.
Ainsi, le fait de permettre l’entraînement d’un grand modèle de langage sur des plans, des devis techniques ou des descriptions textuelles de technologies visées par des restrictions de transfert (pouvant comprendre le transfert de connaissances) peut constituer un risque de non-conformité à la loi. Il en va de même pour l’accès à de telles données pour la génération augmentée de récupération, une technique largement utilisée pour élargir et optimiser les résultats de grands modèles de langage.
Afin de limiter ce risque pendant les phases de recherche et développement, une entreprise qui entraîne un grand modèle de langage sur de telles données, ou qui permet l’accès à ces données pour la génération augmentée de récupération, devra prendre en compte les lieux où seront hébergées et traitées les données. De même, une fois la solution d’intelligence artificielle développée, il sera important d’en restreindre l’accès d’une manière cohérente avec la loi, tant du point de vue de la localisation des serveurs où sera installé le grand modèle de langage, que du point de vue des accès aux utilisateurs.
Les sanctions
Toute personne ou organisation qui contrevient à une disposition de la LLEI ou de ses règlements commet une infraction passible d’une amende et/ou d’une peine d’emprisonnement, selon les modalités applicables. De même, le défaut de s’inscrire au PMC peut constituer une infraction en vertu des lois fédérales pouvant entraîner des poursuites contre le ou les contrevenant(s) et d’importantes sanctions.
Conclusion
Les contrôles à l’exportation du Canada ne sont pas sans complexité, à la fois dans leurs structure et mise en œuvre. Dans le contexte d’évènements géopolitiques et commerciaux changeants, il sera préférable de périodiquement consulter les ressources mises à disposition par les autorités pertinentes, d’instaurer des politiques et mesures appropriées, ou encore de solliciter les conseils d’un professionnel à ce sujet.
À propos des auteurs
Eric Lavallée est avocat et agent de marques de commerce au sein du groupe droit des affaires chez Lavery.
Anaïs Martini est membre du groupe droit des affaires chez Lavery.