Le Code criminel bafoué dans l’affaire Jutras ?
Julius Grey, Eve Seguin
2017-02-13 10:15:00

Comme dans l’affaire Dreyfus, le présupposé qui affecte Jutra réunit dans le même choeur pourfendeurs et défenseurs de l’accusé. En témoigne le texte « Quand le réflexe tient lieu de réflexion » (Suzanne Coupal, Charles Binamé, Jocelyn Aubut et René Villemure, Le Devoir, 17 novembre 2016). Que quatre personnalités dont l’objectif est de réhabiliter la mémoire et l’oeuvre de Jutra construisent leur argumentaire sur le présupposé de la « pédophilie » est révélateur d’une évolution extrêmement délétère des sociétés néolibérales, déjà passablement malsaines.
Contre les certitudes toxiques du populisme de gauche, nous affirmons que nous ne savons pas si Jutra était « pédophile » au sens d’avoir agressé sexuellement des enfants et qu’il n’y a pas moyen d’en faire la preuve cinquante ans après les événements allégués. Non seulement le temps rend toute preuve difficile à établir mais, surtout, le principe audi alteram partem ne peut plus être respecté. Les très graves implications politiques de l’affaire Jutra sont ce qui nous intéresse ici. Il faut souligner qu’elles sont exactement les mêmes quelle qu’ait été la culpabilité ou l’innocence du cinéaste.
Si les Québécois avaient été soumis dans le confort de leurs chaumières à la publication de la biographie de Jutra, plusieurs auraient accepté l’idée que le cinéaste était « pédophile » sans que cela ait la moindre conséquence. Le problème est que cette stratégie a pris place dans une société marquée au sceau du populisme de gauche et de sa pire émanation — la rectitude politique. Docile servante de la gouvernementalité néolibérale, la rectitude décrit un monde composé de bourreaux et de martyrs. Elle promet à celles et ceux qui vivent dans l’anonymat de leur octroyer un véritable statut, celui de victime, et produit une prolifération de crimes et de criminels.
Cette rectitude, qui n’a rien à envier à l’absurde discours d’un Donald Trump, règne en maître au Québec. Le lendemain de la publication de la biographie paraissait dans La Presse un article intitulé « Une victime de Claude Jutra témoigne : des attouchements dès 6 ans ». Le témoignage, anonyme bien entendu, y remplace la preuve, l’existence de la victime est, bien entendu, posée plutôt que présumée, et sa désignation par « une », adjectif numéral cardinal autant qu’article indéfini, laisse entendre bien entendu que d’autres victimes existent.
Lynchage

Or, prétendant se porter à la défense des victimes et réaliser les aspirations du peuple, nos dirigeants ont balayé la culture de l’Habeas Corpus, ils ont enfreint l’article 650 (1) du Code criminel qui affirme qu’un accusé doit être présent à son procès, ils ont ostensiblement bafoué la séparation des pouvoirs qui caractérise les démocraties libérales.
S’appuyant sur la rectitude politique qui ronge le Québec, ils ont été plus expéditifs que Staline lors des procès de Moscou. Un mort a été mis en accusation, sa culpabilité a été décrétée à l’extérieur du système judiciaire, et c’est le pouvoir exécutif qui a prononcé la condamnation. Quelques heures après la publication de l’article de La Presse et de ses croustillants détails, la ministre de la Culture du Québec demandait que soit changé le nom de la Soirée des Jutra, et incitait les municipalités à retirer le nom du cinéaste des lieux publics. Elle dit avoir été « secouée par la lecture du témoignage ».
La ministre du Patrimoine canadien a salué ces deux initiatives en affirmant que « les propos sont bouleversants ». L’émotion érigée en critère de jugement est, bien sûr, une manifestation classique du populisme. Les maires et les élus de Montréal, Québec, Lévis, Candiac et Repentigny se sont empressés d’exécuter la sentence prononcée par le gouvernement québécois.
Du jour au lendemain, Jutra a disparu de notre espace public et de notre histoire. Voilà qui rappelle étrangement la retouche des images en Union soviétique, par laquelle disparaissaient des photographies les personnes que le régime avait fait tomber en disgrâce. Le Québec s’est longtemps enorgueilli d’être le pays du réalisateur de Mon oncle Antoine. Ce film universellement encensé est désormais apatride. Notre génération s’est promenée dans un parc ou une rue qui portait le nom de Claude Jutra. Elle a été la dernière à le faire.
Censure politique et réécriture de l’histoire sont, faut-il le rappeler, des pratiques typiques du totalitarisme. Que la rectitude bien-pensante de nos dirigeants politiques nous ait conduits à une telle proximité devrait nous faire réfléchir sur sa nocivité culturelle et politique.
Julius Grey est avocat sénior admis au Barreau du Québec en 1974.
Leur texte est initialement paru dans Le Devoir
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Anonyme
il y a 8 ansIl n'a pas obtenu l'honneur en raison du droit (pas par reconnaissance judiciaire), il peut le perdre sans application du droit