Opinions

Le projet de loi 89 et l’avenir des conflits de travail au Québec

Main image

Emmanuel Cigana Et Charlie Jutras

2025-11-13 11:15:22

Quid du projet de loi 89 en matière de droit du travail?

Emmanuel Cigana et Charlie Jutras - source : RSS


Adopté le 29 mai 2025 par l’Assemblée nationale, le projet de loi 89 (la Loi visant à considérer davantage les besoins de la population en cas de grève ou de lock-out, ci-après la « Loi ») entrera en vigueur le 30 novembre 2025.

Vigoureusement contestée par les syndicats, la Loi transformera significativement le paysage des relations industrielles au Québec, et ce, en apportant trois changements principaux au Code du travail (le « Code »), soit :

L’harmonisation des dispositions visant l’exercice du lock-out dans les services publics;

Le maintien des services assurant le bien-être de la population; et

La création de pouvoirs discrétionnaires conférés au ministre.

Avec les récentes vagues de grève ayant affecté l’offre de transports en commun dans la région montréalaise, le moment est propice pour s’interroger sur l’avenir des conflits de travail au Québec et faire le point sur les changements apportés par la Loi.

1. L’harmonisation des dispositions visant l’exercice du lock-out dans les services publics

Tout d’abord, la Loi autorise désormais les employeurs d’entreprises œuvrant dans les services publics à déclarer un lock-out en déposant un avis préalable de sept jours ouvrables francs. Jusqu’à présent, seuls les employés pouvaient déclencher une grève dans ces secteurs, en transmettant un tel avis à l’employeur visé, au ministre du Travail et, dans certains cas, au Tribunal administratif du travail (« TAT »). Cette modification vise donc à harmoniser, voire à rééquilibrer, le rapport de force entre employés et employeurs des services publics en leur permettant maintenant de recourir au lock-out.

Il demeure toutefois interdit de décréter un lock-out lorsqu’une décision du TAT ordonne le maintien de services essentiels, comme dans le cas d’une grève. Enfin, il convient de souligner que la notion de « services publics » reçoit une interprétation large dans le cadre du Code. Elle renvoie au type de service offert plutôt qu’à la nature publique ou privée de l’entreprise qui le fournit. À titre d’exemple, les sociétés de transport en commun ainsi que les entreprises de gestion des déchets ou de recyclage sont considérées comme des services publics au sens du Code.

2. Le maintien de services assurant le bien-être de la population

Auparavant, le Code permettait au TAT d’ordonner le maintien de services dans deux situations : (1) lorsqu’un conflit de travail survenait dans des services publics jugés essentiels, c’est-à-dire des services dont l’absence peut mettre en danger la santé ou la sécurité publique, ou (2) lorsqu’un conflit dans les secteurs public et parapublic risquait de compromettre un service auquel le public a droit.

La Loi ajoute désormais une troisième catégorie de conflits pour laquelle le TAT a compétence pour intervenir de la même manière, soit ceux touchant les services qui assurent le bien-être de la population. Ce concept, jusqu’à présent imprécis, vise les services « minimalement requis pour éviter que ne soit affectée de manière disproportionnée la sécurité sociale, économique ou environnementale de la population, notamment celle des personnes en situation de vulnérabilité ».

En pratique, le gouvernement désignera par décret les entreprises ou organisations responsables de tels services. Une fois l’entreprise désignée, l’employeur ou le syndical pourra saisir le TAT pour obtenir une décision relative au maintien des services. Comme c’est déjà le cas pour les services essentiels, les parties devront d’abord négocier afin de déterminer les services à maintenir, puis soumettre leur entente, ou leur différend, au TAT pour décision.

3. La création de pouvoirs discrétionnaires conférés au ministre du Travail

Enfin, l’un des aspects les plus controversés de la Loi réside sans doute dans les nouveaux pouvoirs discrétionnaires conférés au ministre du Travail. Ce dernier pourra désormais mettre fin à toute grève ou tout lock-out, à l’exception de ceux touchant les secteurs public et parapublic, lorsqu’il estime que la situation cause ou risque de causer un préjudice grave ou irréparable à la population.

Dans un tel cas, les parties devront alors soumettre leur différend à un arbitre, lequel déterminera les conditions de travail des salariés visés par le conflit. Ce nouveau mécanisme s’inspire de l’article 107 du Code canadien du travail, lequel permet au ministre de « prendre les mesures qu’il estime de nature à favoriser la bonne entente dans le monde du travail et à susciter des conditions favorables au règlement des désaccords ou différends qui y surgissent ».

Cependant, les pouvoirs que la Loi accorde au ministre apparaissent plus restreints, dans la mesure où l’intervention du ministre n’est possible qu’à la suite du recours des parties aux services d’un médiateur ou d’un conciliateur. Enfin, même si ce qui est désigné comme étant un préjudice grave ou irréparable demeure incertain, les commentaires du ministre et l’économie générale de la Loi suggèrent que ce pouvoir discrétionnaire est conçu pour n’être utilisé que de manière exceptionnelle.

En bref

Si sa portée concrète et l’utilisation qui en sera faite demeurent incertaines, l’entrée en vigueur de la Loi et les modifications qu’elle apporte au Code marquent le début d’un nouveau paradigme dans les relations industrielles au Québec. Les intérêts de la population affectée par les conflits de travail occuperont désormais une place plus importante dans la balance.

L’équilibre industriel, qui s’articulait traditionnellement principalement autour des intérêts syndicaux et patronaux, devra désormais faire place à un nouvel acteur, la population, dont le gouvernement entend se faire le porte-parole.

À propos de l’auteur

Emmanuel Cigana est stagiaire chez RSS.

Charlie Jutras est avocate au sein du groupe droit du travail chez RSS.

127
Publier un nouveau commentaire
Annuler
Remarque

Votre commentaire doit être approuvé par un modérateur avant d’être affiché.

NETiquette sur les commentaires

Les commentaires sont les bienvenus sur le site. Ils sont validés par la Rédaction avant d’être publiés et exclus s’ils présentent un caractère injurieux, raciste ou diffamatoire. Si malgré cette politique de modération, un commentaire publié sur le site vous dérange, prenez immédiatement contact par courriel (info@droit-inc.com) avec la Rédaction. Si votre demande apparait légitime, le commentaire sera retiré sur le champ. Vous pouvez également utiliser l’espace dédié aux commentaires pour publier, dans les mêmes conditions de validation, un droit de réponse.

Bien à vous,

La Rédaction de Droit-inc.com

PLUS

Articles similaires