La Cour suprême rejette le pourvoi dans l’affaire Danier

Mccarthy Tétrault
2007-10-18 11:44:00
La décision de la Cour suprême confirme le résultat du jugement de la Cour d’appel de l’Ontario, qui avait de manière éclatante infirmé la décision de première instance, et qui représente l’un des premiers jugements importants concernant l’interprétation de la législation canadienne sur les valeurs mobilières.
Le jugement de la Cour suprême résout un certain nombre de questions importantes relevant du droit des valeurs mobilières au Canada. La Cour en est notamment venue aux conclusions suivantes :
• Lorsqu’un prospectus est exact au moment de son dépôt, la loi sur les valeurs mobilières de l’Ontario limite l’obligation de divulguer après le dépôt à un avis de changement important et n’oblige pas l’émetteur à modifier son prospectus ni à diffuser et déposer un rapport faisant état d’un changement de faits importants qui est survenu après qu’un visa a été émis à l’égard du prospectus.
• Si un émetteur s’est conformé pleinement aux exigences de la loi sur les valeurs mobilières concernant la présentation d’information dans un prospectus, y compris le dépôt d’une modification à l’égard d’un changement important, il serait contraire à l’esprit de la loi sur les valeurs mobilières de l’Ontario de tenir cet émetteur civilement responsable pour avoir omis de divulguer des données ultérieures au dépôt qui ne constituent pas un changement important.
• Un changement dans les « résultats d’exploitation » d’un émetteur par rapport aux prévisions ne constituera pas nécessairement un changement important. Tel serait le cas uniquement si le changement dans les « résultats d’exploitation » par rapport aux prévisions découlait d’un changement sous-jacent dans les activités commerciales, l’exploitation ou le capital de l’émetteur. Dans le cas de Danier, le déficit intratrimestriel des revenus prévus ne constituait pas un changement important.
• La règle de l’appréciation commerciale (que les tribunaux appliquent souvent dans les cas de contestations de décisions prises par un conseil d’administration) ne peut servir à limiter les obligations d’information d’une société ouverte en vertu des lois sur les valeurs mobilières applicables.
• Sur le plan des faits, le prospectus de Danier comportait une déclaration implicite comme quoi la direction avait préparé les résultats prévisionnels en fonction de faits et d’hypothèses objectivement raisonnables. Cette déclaration implicite n’était toutefois faite qu’à la date du prospectus.
• Le représentant des demandeurs n’ayant pas eu gain de cause dans le recours collectif est condamné aux dépens.
Contexte
Dans le cadre d’un premier appel public à l’épargne portant sur ses actions ordinaires, Danier a déposé un prospectus le 6 mai 1998. Le prospectus renfermait des prévisions quant aux résultats au 27 juin 1998, fin de l’exercice financier de Danier. La clôture du premier appel public à l’épargne a eu lieu le 20 mai 1998. Avant la clôture, la direction a eu connaissance de certains faits qui auraient pu entraîner que Danier n’atteigne pas les prévisions, mais la direction continuait de croire que Danier y parviendrait en fait. Le 4 juin 1998, après que d’autres résultats ont été connus, Danier a publié un communiqué de presse faisant état de prévisions révisées à la baisse à l’égard du quatrième trimestre. Le cours des actions de Danier a chuté à la suite de l’annonce. Les résultats des activités de Danier se sont ultérieurement améliorés et les prévisions initiales ont été atteintes pour l’essentiel au 27 juin 1998.
Un recours collectif a été intenté contre Danier et sa haute direction, recours dans lequel il était allégué que les prévisions constituaient une présentation inexacte des faits au sens de la Loi sur les valeurs mobilières (Ontario) et de la common law. Cette question a soulevé un certain nombre de questions connexes, notamment celle de savoir si les prévisions étaient dans les faits des déclarations, l’incidence des déclarations de mise en garde contenues dans un prospectus et si un prospectus définitif, une fois déposé et visé par les autorités de réglementation, doit être mis à jour si de nouveaux faits importants se produisent après le dépôt mais avant la clôture.
Le jugement de première instance
Le juge de première instance a reconnu qu’une prévision, du fait de son caractère prospectif, ne saurait constituer une présentation inexacte du simple fait que les résultats escomptés ne se matérialisent pas, mais qu’elle pourrait être considérée comme telle si elle ne traduit pas le meilleur jugement de la direction, du fait : i) que la prévision n’a pas été établie en faisant preuve de diligence et de compétences raisonnables; ii) que la direction n’accordait pas de façon générale de crédibilité à la prévision; iii) que la croyance de la direction à l’égard de la prévision était déraisonnable, ou iv) que la direction avait connaissance de faits susceptibles de compromettre la prévision.
Le juge de première instance a déclaré qu’au cours de la période allant du dépôt du prospectus le 6 mai jusqu’à la clôture le 20 mai, certaines des hypothèses factuelles qui sous-tendaient la prévision s’étaient révélées inexactes et qu’il n’était pas raisonnable que le chef de la direction et le chef des finances de Danier continuent à croire que la prévision se matérialiserait. Il a donc conclu que le prospectus renfermait, au moment de la clôture, une présentation inexacte engageant la responsabilité.
La Cour d’appel
La Cour d’appel a annulé la décision de première instance pour trois motifs : i) la loi ontarienne n’impose aucune obligation de mettre à jour ou de modifier le prospectus à l’égard de changements survenant dans des faits importants après la date du dépôt du prospectus définitif, même si la clôture réelle du placement des titres intervient ultérieurement; ii) le prospectus de Danier ne renfermait aucune déclaration implicite voulant que la matérialisation des résultats prévisionnels soit objectivement raisonnable; et iii) le juge de première instance n’avait pas tenu compte de l’appréciation commerciale de la haute direction de Danier ou du fait que les prévisions s’étaient réalisées dans une grande mesure, en tirant ses conclusions. Dans une décision ultérieure, la Cour d’appel a également condamné aux dépens le représentant des demandeurs dans le cadre du recours collectif.
Pour connaître notre analyse de la décision principale de la Cour d’appel, veuillez vous reporter au [http://www.mccarthy.ca/fr/article_detail.aspx?id=2169.
Cour suprême|Cour suprême]
La Cour suprême a rejeté le pourvoi et formulé les conclusions suivantes :
Obligation de mettre à jour le prospectus
La Cour suprême est d’accord avec la conclusion de la Cour d’appel voulant que les obligations d’information dans la Loi sur les valeurs mobilières (Ontario) se trouvent dans les dispositions portant sur le dépôt et la remise du prospectus et que l’article 130 de la Loi, qui créé une cause d’action civile à l’égard d’une présentation inexacte des faits dans un prospectus, est un article accordant des recours qui ne saurait être interprété de façon incompatible avec ces dispositions. Un prospectus doit divulguer complètement, fidèlement et clairement tous les faits pertinents au moment de son dépôt et de son visa. Par la suite, la seule obligation de mise à jour est de modifier le prospectus si un changement important se produit. La responsabilité ne naît que si le prospectus, dans sa version ainsi modifiée, renferme une présentation inexacte des faits. Il n’y a pas d’obligation continue de mettre à jour le prospectus à l’égard de changements survenant dans des faits importants au cours de la durée du placement des titres.
Changement important
Les appelants ont fait valoir que le juge de première instance avait commis une erreur en ne concluant pas que les résultats d’exploitation intratrimestriels de Danier constituaient un changement important qui aurait dû être divulgué par voie de modification au prospectus. La définition de changement important inclus « un changement dans les activités commerciales, l’exploitation ou le capital d’un émetteur, s’il est raisonnable de s’attendre à ce que ce changement ait un effet appréciable sur le cours ou la valeur des valeurs mobilières de cet émetteur ». La Cour suprême a examiné la distinction entre un changement dans les résultats d’exploitation d’un émetteur et un changement dans les activités commerciales, l’exploitation ou le capital d’un émetteur. La Cour suprême a conclu qu’un changement dans les résultats d’exploitation d’un émetteur ne constituera pas nécessairement un changement important. Tel ne serait le cas que si le changement dans les résultats d’exploitation par rapport aux résultats prévus découlait d’un changement sous-jacent « dans les activités commerciales, l’exploitation ou le capital de l’émetteur ».
Déclaration implicite de caractère raisonnable
La Cour d’appel n’était pas du même avis que le juge de première instance et a conclu que les prévisions ne comportaient aucune déclaration implicite de caractère objectivement raisonnable sur le plan des faits ou en droit. La Cour suprême a exprimé son désaccord avec la Cour d’appel et a conclu que, sur le plan des faits, les prévisions comportaient une déclaration implicite de caractère objectivement raisonnable enracinée dans le libellé du prospectus de Danier. En d’autres termes, le libellé du prospectus de Danier était tel qu’un investisseur potentiel pouvait inférer non seulement que les prévisions traduisaient le meilleur jugement de la direction, mais aussi que le jugement de la direction reposait « sur des faits et des hypothèses que des gens d’affaires raisonnables - disposant des mêmes renseignements que la direction de Danier – auraient raisonnablement tenus pour fiables pour faire des prévisions ». La Cour suprême a toutefois conclu que ces déclarations n’étaient faites qu’à la date du prospectus et non à la date de clôture du premier appel public à l’épargne.
La Cour suprême n’a pas formulé d’observation à savoir s’il y avait une déclaration implicite en droit. La Cour suprême laisse donc ouverte la possibilité que dans le cas d’un prospectus, il y ait une telle déclaration implicite en droit à l’égard de toute information prospective.
Compte tenu du nouveau régime de responsabilité civile en vertu des lois sur les valeurs mobilières de l’Ontario qui prévoient une exonération à l’égard de l’information prospective si, entre autres choses, la personne formulant la déclaration avait un motif raisonnable de tirer les conclusions ou de faire les prévisions ou projections figurant dans le document d’information, il est permis de croire qu’il existe une déclaration implicite de caractère objectivement raisonnable en droit à l’égard de l’information prospective contenue dans des documents d’information continue.
Application de l’appréciation commerciale aux questions d’information
La Cour d’appel a analysé la violation présumée par les défendeurs des obligations d’information prévues à la Loi sur les valeurs mobilières à travers le prisme de la règle de l’appréciation commerciale. La Cour suprême a exprimé son désaccord avec cette analyse. En bref, la Cour suprême a conclu que, bien que les prévisions soient une question d’appréciation commerciale, les obligations d’information prévues en vertu de la loi sur les valeurs mobilières sont une question d’obligation légale qu’il appartient au législateur et aux tribunaux d’établir, et qui ne doivent pas être subordonnés à l’appréciation commerciale. Par conséquent, la direction ne peut s’offrir le luxe de se demander si la présentation d’information devrait être faite ou non si la Loi exige cette présentation d’information.
Dépens
La Cour suprême a maintenu la décision de la Cour d’appel de condamner aux dépens le représentant des demandeurs dans le cadre du recours collectif. Dans les recours collectifs, les tribunaux se sont souvent écartés de la règle usuelle voulant qu’une partie n’ayant pas eu gain de cause soit condamnée aux dépens. Ces décisions tiennent compte des préoccupations concernant l’accès à la justice en ce qui a trait au fait de condamner à des dépens importants un représentant de demandeurs ayant une réclamation d’un montant minime.
La Cour suprême s’est concentrée sur le fait qu’il s’agissait « d’un différend où il a été avant tout question d’intérêts commerciaux privés ». Il est important de souligner la volonté de la Cour suprême de faire abstraction de la forme de l’action en tant que recours collectif intenté au nom de tous les investisseurs. La Cour suprême a déclaré expressément qu’on ne devrait pas présumer qu’un recours collectif suscite toujours des préoccupations d’accès à la justice. La Cour suprême a également souscrit à la remarque du Juge Nordheimer dans une décision ontarienne antérieure selon laquelle [Traduction] « Le scénario de David contre Goliath [des recours collectifs] ne constitue pas nécessairement une représentation fidèle du conflit réel ». La Cour suprême s’est montrée rigoureuse dans l’interprétation de ce qui constitue une « cause type », un « nouveau point de droit » ou une « question d’intérêt public » - justification que les demandeurs dans des recours collectifs ont fait valoir pour éluder les dépens dans le passé. Cette approche dure et sans pitié des dépens aura d’importantes conséquences à l’avenir pour les personnes qui participent à des recours collectifs d’ordre commercial du côté des demandeurs.
Incidences pratiques pour les intervenants du marché
La Cour suprême a confirmé ce qui était l’interprétation dominante du régime de responsabilité en vertu de la Loi sur les valeurs mobilières dans le cadre d’appels publics à l’épargne. Un prospectus doit être fidèle et exact à la date du dépôt de sa version définitive. Par la suite, au cours de la durée du placement, l’émetteur doit modifier le prospectus dès la survenance d’un changement important, mais il n’a pas par ailleurs l’obligation continue de mettre à jour le document, même à l’égard de faits importants, au cours de la durée du placement. Les émetteurs et les preneurs fermes apprécieront ce résultat, particulièrement dans le cas de placements qui peuvent demander un certain temps avant d’être menés à terme.
Le jugement accentue davantage le besoin de faire les distinctions difficiles entre changements importants et faits importants. Ces distinctions sont également pertinentes pour le nouveau régime de responsabilité quant au marché secondaire, où le défaut de déposer une déclaration de changement important en temps opportun peut engager la responsabilité. Toutefois, il faut souligner que les politiques de la Bourse de Toronto et de la Bourse de croissance TSX exigent des sociétés inscrites à la cote qu’elles fassent la présentation « d’information importante » en temps opportun. L’information importante comprend tant les changements importants que les faits importants, et les autorités de réglementation des valeurs mobilières au Canada ont fait savoir que les émetteurs qui ne se conforment pas à ces politiques des Bourses pourraient faire l’objet d’une poursuite administrative devant une commission des valeurs mobilières provinciale.
Pour ce qui est de la présentation de l’information prospective, le jugement de la Cour suprême dans l’affaire Danier laisse ouverte la question de savoir s’il y a une déclaration implicite de caractère objectivement raisonnable en droit. Les émetteurs et les preneurs fermes pourraient donc souhaiter fonctionner comme si une telle déclaration implicite existe, et examiner l’information prospective en conséquence. Cela est conforme au régime de responsabilité civile à l’égard de l’information continue, lequel exige comme élément de protection accordé aux déclarations prospectives que « la personne ou la compagnie ait un motif raisonnable de tirer les conclusions ou faire les prévisions et les projections figurant dans l’information prospective ». Dans tous les cas, les émetteurs et les preneurs fermes devraient examiner soigneusement la divulgation des déclarations prospectives afin d’établir quels types de déclarations peuvent raisonnablement être déduits du libellé d’un prospectus.
Finalement, la direction et le conseil d’administration de sociétés ouvertes ne peuvent plus se fier à l’application de la règle de l’appréciation commerciale à des décisions mettant en cause des problèmes délicats de présentation d’information à la suite du rejet de cette notion par la Cour suprême. Les émetteurs devront donc réexaminer les questions mettant en cause des problèmes délicats de présentation d’information, lorsque l’information peut ne pas avoir été présentée parce que la direction croyait fermement qu’il était peu probable que l’issue ait un effet négatif.
par : Robert D. Chapman, Frank A. DeLuca, Eric Gertner, Garth M. Girvan, Jonathan R. Grant, Edward P. Kerwin, R. Paul Steep