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Sanctions contre la Russie : une décision judiciaire interprète largement le « contrôle » des entreprises

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Brady Gordon, Roy Millen, Vladimir Shatiryan & Thomas Barker

2023-01-12 11:15:00

Focus sur une récente décision judiciaire venue interpréter les sanctions canadiennes envers la Russie…
Brady Gordon, Roy Millen, Vladimir Shatiryan et Thomas Barker, les auteurs de cet article. Source: Blakes
Brady Gordon, Roy Millen, Vladimir Shatiryan et Thomas Barker, les auteurs de cet article. Source: Blakes
Les sanctions canadiennes à l’encontre de la Russie en vertu du Règlement sur les mesures économiques spéciales visant la Russie (le « Règlement sur la Russie ») touchent à peu près tous les secteurs de l’économie russe, y compris les sociétés constituées en dehors de la Russie qui appartiennent indirectement ou en partie à des actionnaires russes sanctionnés.

Dans l’affaire Angophora Holdings Limited v. Ovsyankin (« Angophora v. Ovsyankin »), soit la première décision judiciaire fondée sur le Règlement sur la Russie, la Cour du Banc du Roi de l’Alberta (la « CBRA ») a interprété les sanctions canadiennes au sens large, appliquant celles-ci aux biens d’une filiale n’étant pas elle-même une entité sanctionnée.

Sanctions canadiennes contre la Russie

Aux termes de l’article 3 du Règlement sur la Russie, il est interdit d’effectuer une opération portant sur un bien « appartenant à une personne désignée » (une « personne sanctionnée ») « ou détenu ou contrôlé par elle ou pour son compte ».

Aux termes de l’article 5, il est également interdit de faire sciemment quoi que ce soit qui occasionne ou facilite la réalisation d’une telle opération, ou qui y contribue.

Ces interdictions peuvent créer de l’incertitude auprès des Canadiens qui effectuent des opérations avec une société non sanctionnée appartenant en partie ou indirectement à un actionnaire sanctionné.

Contrairement aux lois d’autres ressorts, comme les États-Unis, les lois canadiennes sur les sanctions n’imposent pas de règles relatives à la propriété à hauteur de 50 % faisant en sorte que les interdictions s’appliquent automatiquement aux entités détenues en propriété ou contrôlées à hauteur de 50 % ou plus par une personne sanctionnée.

Avant la décision rendue dans l’affaire Angophora v. Ovsyankin, les tribunaux canadiens n’avaient jamais été appelés à interpréter le sens des mots « appartenant à une personne désignée ou détenu ou contrôlé par elle ou pour son compte » dans le contexte des sanctions.

Contexte

Angophora Holdings Limited (« Angophora ») était une filiale non sanctionnée d’une coentreprise luxembourgeoise appartenant elle-même à 50 % à Gazprombank, une banque russe faisant l’objet de sanctions aux termes du Règlement sur la Russie.

Le 15 décembre 2020, la Cour d’arbitrage international de Londres a rendu une décision arbitrale en faveur d’Angophora contre Andrei Ovsyankin, un homme d’affaires détenant des actifs au Canada.

La décision portait sur des allégations selon lesquelles M. Ovsyankin avait commis des actes répréhensibles qui avaient réduit la valeur d’une société chypriote, Grooks Global Limited, et des filiales russes de celle-ci (collectivement, « Grooks ») dans lesquelles Angophora détenait des actions.

Angophora souhaitait faire exécuter la décision arbitrale au moyen de la saisie et de la vente d’immeubles en copropriété appartenant à M. Ovsyankin (les « biens »). En septembre 2021, Angophora a demandé et obtenu la conversion de la sentence en ordonnance de reconnaissance et d’exécution (l’« ordonnance d’exécution ») en Alberta.

M. Ovsyankin a demandé la suspension de l’exécution de l’ordonnance d’exécution, faisant valoir que la liquidation de ses biens et le versement du produit à Angophora constitueraient une violation des articles 3 et 5 du Règlement sur la Russie.

Décision

Dans le cadre de cette affaire, la CBRA a dû appliquer les critères juridiques prévus pour rendre une injonction. Selon le premier critère, M. Ovsyankin devait présenter une preuve solide à première vue que l’exécution de l’ordonnance d’exécution accordée à Angophora contreviendrait au Règlement sur la Russie.

La CBRA a conclu qu’il existait une preuve solide à première vue qu’Angophora pouvait être contrôlée par une société visée par les sanctions contre la Russie, ou pouvait agir pour le compte d’une telle société. Par conséquent, le versement du produit réalisé lors de la vente des biens risquerait de contrevenir aux articles 3 et 5 du Règlement sur la Russie.

La CBRA a tout d’abord établi qu’Angophora contrôlait les biens du fait d’avoir obtenu l’ordonnance d’exécution. Bien qu’Angophora n’était pas elle-même une entité désignée en vertu du Règlement sur la Russie, la CBRA a conclu qu’il existait une preuve solide à première vue qu’Angophora était contrôlée par Gazprombank ou agissait pour le compte de celle-ci.

Le contrôle d’Angophora par Gazprombank a alors été associé au contrôle des biens d’Angophora. Cette conclusion découlait d’une combinaison de facteurs, dont les suivants :
  • la participation indirecte à hauteur de 50 % de Gazprombank dans Angophora est conforme à la définition du terme « contrôle » (control) dans les lois américaines sur les sanctions;

  • Gazprombank a conseillé Angophora relativement à l’opération avec M. Ovsyankin et à l’acquisition de Grooks;

  • les quatre filiales de Grooks en Russie étaient sous la supervision principale de conseillers de Gazprombank;

  • un contrôleur des finances principal de l’une des filiales russes de Grooks suivait les directives de Gazprombank et relevait directement du conseil de gestion de Gazprombank;

  • la procédure relative à l’ordonnance d’exécution d’Angophora était soutenue par un administrateur-gérant de Gazprombank;

  • les seuls témoins d’Angophora entendus dans le cadre de l’arbitrage à Londres étaient des employés de Gazprombank.

La CBRA en est donc venue à la conclusion que la vente des biens saisis ne constituerait pas une violation du Règlement sur la Russie du fait que l’ordonnance d’exécution avait été rendue avant que Gazprombank devienne une entité désignée en vertu du Règlement sur la Russie et que la procédure civile visant l’exécution de la loi avait été engagée de bonne foi.

La CBRA a toutefois souligné qu’avant de verser le produit d’une vente, les personnes au Canada feraient bien de s’assurer qu’elles ne facilitent pas ni n’effectuent du même coup une opération interdite en violation du Règlement sur la Russie.

Principaux points à retenir

La décision de la CBRA indique une volonté d’interpréter largement le Règlement sur la Russie. La CBRA a notamment fait valoir que l’objectif du Règlement sur la Russie est d’imposer un coût économique à la Russie, et a déclaré que les sociétés sanctionnées ne doivent pas pouvoir éviter les sanctions en continuant d’avoir accès à des parties non désignées sur lesquelles elles exercent un contrôle.

Il reste à voir si cette approche sera adoptée par d’autres tribunaux canadiens ainsi que par les organismes de réglementation au pays.

Quoi qu’il en soit, étant donné les répercussions importantes qu’un non-respect des sanctions canadiennes pourrait avoir sur la réputation d’une entreprise, et l’importance que le gouvernement accorde au Règlement sur la Russie, les entreprises devraient s’assurer que leurs pratiques sont en tous points conformes aux exigences des lois canadiennes sur les sanctions eu égard, en particulier, aux objectifs de politique publique du gouvernement, y compris en ce qui a trait à la propriété de filiales de personnes sanctionnées.

À propos des auteurs

Me Brady Gordon pratique le contentieux commercial et l'arbitrage, ainsi que le droit du commerce international chez Blakes au sein du bureau de Vancouver.

Il a représenté des clients à tous les niveaux de tribunaux en Colombie-Britannique, à la Cour fédérale du Canada et au Tribunal canadien du commerce extérieur.

Me Roy Millen exerce principalement en droits et titres autochtones, en litige commercial et en commerce international chez Blakes au sein du bureau de Vancouver.

Celui-ci négocie des ententes commerciales, des ententes sur les répercussions et les avantages, des protocoles de consultation et d'autres ententes avec les Premières Nations et d'autres groupes autochtones.

Me Vladimir Shatiryan exerce chez Blakes au sein du bureau de Toronto.

Sa pratique se concentre sur un large éventail de questions touchant les institutions financières canadiennes et étrangères, y compris les banques, les compagnies d'assurance, les coopératives de crédit, les infrastructures des marchés financiers et les fournisseurs de services de paiement.

Thomas Barker est étudiant stagiaire chez Blakes au sein du bureau de Vancouver.

Il a récemment obtenu son doctorat en droit de la Schulich School of Law de l'Université Dalhousie, avec des certificats de spécialisation en droit des affaires et en justice pénale.

Celui-ci a également reçu des prix académiques d'excellence dans les domaines des transactions sécurisées, du droit du commerce international, du règlement extrajudiciaire des litiges, de la responsabilité professionnelle et du droit des biens.
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3 commentaires
  1. DSG
    Wrong approach
    According to the sanctions, it is forbidden for private businessmen to remain neutral on a conflict that has absolutely nothing to do with Canada or for them to form their own opinion on Russia's actions, which to me seems like a flagrant Charter violation. I don't know why they didn't contest on those grounds.

  2. Anonyme
    Anonyme
    il y a un an
    DSG, l'oeil de lynx ?
    "According to the sanctions, it is forbidden for private businessmen (...) to form their own opinion on Russia's actions"


    Je n'ai rien vu dans la loi et les règlements sur ce point. Doit-on attribuer cette partie de votre commentaire à votre style hyperbolique, ou y a-t-il des dispositions précises à ce sujet?

    • DSG
      I stand corrected
      After further review, I see that the case involved the regulation directed at undesirables listed in the schedule. I assumed that the case pertained to the recent sanctions imposed on all Russian businesses which was implemented as a result of the current conflict. My mistake.

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