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Karim Renno

2013-03-26 13:15:00

En 1975, la Cour suprême avait posé le principe selon lequel une personne qui interfère de manière fautive avec une relation contractuelle à laquelle elle n’est pas partie est responsable des dommages qui en découlent. La Cour d’appel vient de rendre une décision quant à l’application de ces principes...

En 1975, la Cour suprême du Canada rendait une de ses célèbres décisions en matière de droit civil dans l'affaire Trudel c. Clairol Inc. of Canada ((1975) 2 R.C.S. 236). Dans celle-ci, la Cour avait posé le principe voulant qu'une personne qui interfère de manière fautive avec une relation contractuelle à laquelle elle n’est pas partie est responsable des dommages qui en découlent.

Ainsi, depuis celle-ci, il est clairement établi que, même si l’on est un tiers à une relation contractuelle donnée, l’on se doit de ne pas encourager une partie contractante à contrevenir à ses obligations contractuelles ou lui donner l’opportunité de le faire lorsque l’on est au fait de ces mêmes obligations contractuelles (l’exemple classique est l’employeur qui engage un employé bien qu’il sait que ce dernier a des obligations de non-concurrence envers son ancien employeur et que son nouvel emploi contreviendra à celles-ci).

Or, très récemment, dans Rouge Resto-bar inc. c. Zoom Média inc. (2013 QCCA 443), la Cour d’appel a rendu une décision très important quant à l’application des principes de l’affaire Trudel. En effet, dans cette affaire, la Cour indique que doivent être impliquées, sauf exceptions, toutes les parties au contrat que l’on allègue être violé en raison du comportement du tiers, à défaut de quoi la partie demanderesse ne pourra pas obtenir jugement.

Les faits principaux de l’affaire sont relativement simples.

Karim Renno, associé du cabinet Irving Mitchell Kalichman et fondateur et rédacteur en chef du blogue juridique À bon droit
Karim Renno, associé du cabinet Irving Mitchell Kalichman et fondateur et rédacteur en chef du blogue juridique À bon droit
L’Intimée et l’Appelante exploitent chacune une entreprise d’affichage publicitaire dans des restos-bars.

Estimant que l'Appelante et son dirigeant, l'Appelant (un ancien employé et dirigeant de l’Intimée), violent sciemment et systématiquement les contrats d'exclusivité qu'elle obtient de ses clients, l'Intimée requiert dans ses procédures la délivrance d'une ordonnance d'injonction permanente pour que les Appelants cessent d'inciter ses clients à contrevenir à leurs obligations contractuelles, retirent leurs produits d'affichage dans ces établissements et qu'ils s'abstiennent d'interférer dans leurs relations contractuelles.

Fait très important, bien que l’Intimée allègue que les Appelants incitent ses clients à contrevenir à leurs obligations contractuelles, elle ne les poursuit pas dans le présent dossier, pas plus qu’elle ne les implique comme mis en cause.

Le juge de première instance, appliquant les enseignements de la Cour suprême dans l’affaire Trudel, en vient à la conclusion qu'une ordonnance d'injonction est appropriée en l'espèce puisque les Appelants favorisent la violation des ententes contractuelles de l'Intimée.

Dans un jugement unanime rédigé par l'Honorable juge Paul Vézina, la Cour d'appel renverse cette décision. Le juge Vézina indique que le débat à savoir si les Appelants incitent les co-contractantes de l'Intimée à contrevenir à leurs obligations contractuelles nécessite d'abord (a) une analyse de l'étendue de ces obligations contractuelles et (b) une conclusion qu'il y a bel et bien contravention à celles-ci. Or, selon le juge Vézina, cet exercice ne peut avoir lieu sans la présence au litige des parties co-contractantes de l'Intimée. Pour cette raison, il est d'avis que le jugement de première instance est mal fondé en l'absence desdites parties co-contractantes au débat:

(9) Notons qu’aucun exploitant de ces 39 restos-bars n’était partie à l’instance, de sorte que l’exécution du jugement attaqué aurait constitué pour chacun le premier avis officiel l’informant à la fois de l’existence du litige et de son dénouement le privant du droit au revenu afférent à l’affichage publicitaire de Rouge dans son établissement.

(10) À mon avis, cette façon de faire est contraire à l’exigence fondamentale de la procédure judiciaire que nul ne peut perdre un droit sans avoir eu l’occasion préalable de le défendre. C’est le principe audi alteram partem, fondement d’un des premiers articles du Code de procédure civile :

Confronté à l'argument de l'Intimée voulant qu'il existe plusieurs causes où les tribunaux ont sanctionné l'interférence de la tierce partie dans une relation contractuelle en l'absence de la co-contractante au litige, dont l'affaire Trudel elle-même, le juge Vézina ajoute que la présence des parties co-contractantes ne sera exceptionnellement pas requise lorsque la violation contractuelle est flagrante:

(61) À mon avis, l’ensemble de toutes ces décisions, celles citées par Zoom et les autres dans la réponse du Juge, ne constitue qu’en apparence une exception à la règle. Le débat judiciaire sur la clause d’exclusivité du premier contrat avec Zoom et sur la validité conséquente du second avec Rouge ne pouvait être tenu sans que les exploitants, cocontractants dans chacun des contrats, soient entendus ou dûment appelés, conformément au principe audi alteram partem.

(62) En conséquence, l’absence des exploitants suffit pour accueillir l’appel et rejeter l’action de l’intimée.

(63) Si les arrêts Clairol, Théâtre et Copiscope créent une exception à ce principe, elle serait circonscrite aux cas où la violation de l’obligation par le cocontractant est flagrante de sorte que le tiers qui y participe le fait « sciemment ».

Voilà donc un jugement qui viendra rendre l’application pratique des principes mis de l’avant dans l’affaire Trudel beaucoup plus compliquée. En effet, un tel recours nécessitera une décision de la part de la partie demanderesse d’entraîner ses clients ou ses partenaires d’affaires dans un litige devant les tribunaux. Je ne vous surprendrais certes pas en vous disant que rares sont les clients ou partenaires d’affaires qui se réjouiront de l’idée. Qui plus est, cela nécessitera parfois l’ajout d’un grand nombre de parties (on parlait ici de 39 établissements).

Par ce commentaire, je ne suggère pas, par ailleurs, que la décision de la Cour m’apparait mal fondée. Au contraire, il me semble juste d’appliquer le principe voulant qu’on ne puisse conclure à violation contractuelle sans donner à toutes les parties contractantes l’opportunité de faire des représentations sur le sujet. Reste qu’on risque fort de voir beaucoup moins de recours fondé sur la règle de l’affaire Trudel.

Sur l'auteur:
Karim Renno est associé du cabinet Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l. Il est le fondateur et rédacteur en chef du blogue juridique À bon droit où il publie quotidiennement des billets de jurisprudence.
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