Conflit d'intérêts pour les avocats: La Cour suprême se prononce

Emeline Magnier
2013-07-05 20:45:00

C'est sur ce point que la Cour suprême s'est prononcée aujourd'hui dans l'affaire opposant McKercher LLP à son ancien client le CN. Le cabinet d'avocats de la Saskatchewan a poursuivi la compagnie de chemin de fer pour 1,75 milliard de dollars dans le cadre d'un recours collectif, et a par la suite abandonné tous les mandats que le CN lui avait préalablement confiés.
En résumé, ce que dit aujourd’hui la Cour suprême c’est que le cabinet McKercher s’est effectivement placé dans une situation de conflit d’intérêts, mais qu’au vu des circonstances la déclaration d'inhabilité n’est peut-être pas la sanction la plus adaptée.
Voyons pourquoi...
Démarcation très nette

La Cour et le juge Binnie, y ont défini "la règle de démarcation très nette", selon laquelle un avocat et par extension un cabinet d'avocats, ne peut représenter simultanément des clients aux intérêts opposés -- dans des dossiers ayant un lien entre eux ou pas--, sans avoir obtenu leur consentement au préalable.
Beaucoup ont critiqué cette règle qualifiée de complexe et en ont appelé à plus de souplesse, notamment l'Association du Barreau canadien, partie intervenant à l'instance, qui a soutenu que l'obligation d'éviter les conflits d'intérêts n'interdit pas catégoriquement de représenter un client dont les intérêts sont directement opposés aux intérêts immédiats d'un client actuel.
Dans un communiqué diffusé en fin de journée, l'ABC a réagi au jugement. « Nous nous réjouissons que la Cour apporte à la profession et au public la clarification que L'ABC réclamait », a affirmé Malcolm Mercer, l'avocat pro bono de l’ABC.
Saisi sur requête, le juge de première instance avait accédé à la demande du CN et déclaré McKercher inhabile à occuper dans l’instance. La Cour d’appel a par la suite infirmé l’ordonnance du premier juge, et le CN a alors saisi la Cour Suprême du litige.
Application à l'espèce
Après avoir rappelé la portée limitée de la règle de la démarcation très nette, déjà énoncée dans les arrêts Neil et Strother (Strother c. 3464920 Canada Inc., 2007 CSC 24, (2007) 2 R.C.S. 177)
-- elle s'applique ''1) uniquement aux intérêts juridiques et non commerciaux ou stratégiques, 2) quand les intérêts des clients s'opposent directement dans les dossiers et 3) elle ne peut être invoquée pour des raisons stratégiques, 4) ni quand il est déraisonnable qu'un client s'attende à ce que son avocat n'agira pas contre lui dans des dossiers sans lien avec le sien-- ''
la plus haute juridiction a considéré que la règle s'appliquait clairement en l'espèce, et a donc accueilli le pourvoi.
En acceptant d'intervenir dans le cadre du recours collectif sans obtenir le consentement du CN, McKercher s'est placé dans une situation de conflit d'intérêts.
Le cabinet a manqué à son devoir de franchise en n'avisant pas le CN de son intention d'agir contre lui, ainsi qu'à son obligation de dévouement, en abandonnant les mandats que le CN lui avait jusqu'à lors confiés.
La sanction
La sanction à la règle de la démarcation très nette est la déclaration d'inhabilité, qui permet d'éviter le risque d'utilisation de renseignements confidentiels, et le risque de représentation déficiente, et de préserver la considération dont jouit l'administration de la justice.
Mais si l'inhabilité est requise uniquement pour cette dernière raison, la plus haute juridiction pose trois facteurs permettant de passer outre cette sanction: 1) le comportement du plaignant, 2) une atteinte grave au droit du libre choix de l'avocat et la capacité du client de trouver un autre conseil, 3) la bonne foi du cabinet d'avocats qui croyait raisonnablement échapper à la règle de la démarcation très nette.
Application aux faits
Considérant que dans les faits, il n'y a aucun risque d'utilisation de renseignements confidentiels, ni de représentation déficiente au vu de la résiliation des autres mandats confiés à McKercher par le CN, la Cour Suprême souligne que la déclaration d'inhabilité ne serait ici requise que pour préserver la confiance du public dans l'administration de la justice.
L'affaire a donc été renvoyée à la Cour du Banc de la Reine (de la Saskatchewan) pour qu'elle considère, au vu des trois facteurs exposés par la Cour Suprême, quelle est la réparation adaptée au cas d'espèce, et si la déclaration d'inhabilité est réellement justifiée.
"Les présents motifs remanient le cadre juridique permettant de juger la conduite de McKercher et de déterminer la réparation qui s’impose", conclut la juge en Chef McLachlin.
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