Des jugements toujours en anglais

Radio Canada
2025-06-04 13:15:23
Le gouvernement constate des « problématiques d'application » dans le système de justice en lien avec les nouvelles obligations de traduction de jugements.
Un an après l’entrée en vigueur de l’article 10 de la Charte de la langue française (CLF), des magistrats québécois continuent de rendre des décisions en anglais seulement, sans traduction.

Une recherche effectuée dans les derniers mois par Radio-Canada à la chambre criminelle de la Cour supérieure, à la chambre criminelle et pénale de la Cour du Québec et à la chambre de la protection de la jeunesse de la Cour du Québec a permis d’identifier plusieurs dizaines de ces jugements.
Le ministre de la Justice Simon Jolin-Barrette, avec qui nous avons partagé le fruit de nos recherches, confirme que des« irrégularités » persistent dans les tribunaux en lien avec l’article 10 de la CLF, tel que modifié par l’article 5 de la Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français (communément appelée « loi 96 »).
« Est-ce qu'il y a une problématique? La réponse est qu'il y a toujours des irrégularités qui persistent relativement à la traduction de jugements », a-t-il indiqué en entrevue.
Le ministère de la Justice, cela dit, « travaille en collaboration » avec la Société québécoise d'information juridique (SOQUIJ) et les « directions des cours » afin de « résoudre les problématiques d'application », assure M. Jolin-Barrette.
Le problème remonte à l’entrée en vigueur de l’article 10 de la CLF qui, depuis le 1er juin 2024, exige qu’« une version française (soit) jointe immédiatement et sans délai à tout jugement rendu par écrit en anglais par un tribunal judiciaire lorsqu’il met fin à une instance ou présente un intérêt pour le public ».
Les décisions rendues oralement ne sont pas touchées. Et ce sont les juges qui doivent évaluer si un jugement « présente un intérêt pour le public », a déjà fait savoir le ministre Jolin-Barrette. Mais toute décision écrite qui met fin à une instance, comme le prononcé d’une peine ou un arrêt des procédures, doit maintenant être rendue simultanément en anglais et en français.
Même si la « loi 96 » avait été adoptée deux ans plus tôt, le milieu juridique avait semblé pris de court par ce changement, l’été dernier, et les premières traductions s’étaient fait attendre, avions-nous constaté.
Un an plus tard, des « irrégularités » – pour reprendre le vocable du ministre Jolin-Barrette – demeurent. Radio-Canada a retrouvé sur le site web de la SOQUIJ une cinquantaine de jugements de fin d’instance rendus depuis le 1er juin 2024 sans qu’une version française y ait été jointe « immédiatement et sans délai ».
Mais il pourrait y en avoir d’autres, comme nous le verrons plus loin.
Le juge Galiatsatos récidive

C’est le juge de la Cour du Québec Dennis Galiatsatos, qui, dans le cadre d’une affaire pour conduite avec les facultés affaiblies et négligence ayant causé la mort, a ouvert le bal en déclarant « inopérant » l’article 10 de la CLF en droit criminel, le 17 mai 2024.
Cette décision, depuis, a été portée devant la Cour d’appel par le gouvernement. Les parties ont d’ailleurs été entendues, la semaine dernière, mais aucun jugement n’a encore été prononcé sur le fond.
À ce jour, la décision du 17 mai 2024 n’a été citée par aucun autre magistrat. Mais le juge Galiatsatos y a lui-même fait référence dans le cadre d’une autre affaire, en décembre dernier.
« Suivant la décision que j’ai rendue (le 17 mai 2024) les présents motifs sont rédigés en anglais seulement, étant donné qu’il s’agit de la langue du procès », écrit-il, spécifiant que la « traduction en français sera ordonnée dès que le jugement sera versé au dossier de la Cour ».
« Il s’agit de la pratique adoptée par la plupart des juges de la chambre criminelle de la Cour supérieure du Québec, dans le district de Montréal ».
Cette dernière affirmation a piqué notre curiosité et nous a donné envie de rouvrir le dossier.
Parce qu’il aurait été techniquement impossible d’analyser tous les jugements rédigés en anglais dans la dernière année par la chambre criminelle de la Cour supérieure du Québec dans le district de Montréal, nous n’avons pu vérifier si « la plupart des magistrats » qui y siègent ont effectivement adopté la même approche que le juge Galiatsatos.
La Cour supérieure, en outre, n’a pas voulu confirmer les dires de celui-ci.
Nos recherches documentaires nous ont toutefois permis de constater que, depuis le 1er juin 2024, au moins 25 jugements de fin d’instance ont été rendus uniquement en anglais à la chambre criminelle de la Cour supérieure, ainsi qu’à la chambre criminelle et pénale de la Cour du Québec.
Elles nous ont également menés vers plus de 20 décisions similaires émanant de la chambre de la jeunesse de la Cour du Québec.
Un parcours du combattant
Déterminer que ces jugements ont été rendus en anglais seulement n’a pas été une mince affaire, puisque la plupart de ceux-ci ont été traduits depuis, et que la date de traduction d’une décision n’apparaît ni sur le site web de la SOQUIJ ni dans les registres judiciaires.
C’est la SOQUIJ qui, dans bien des cas, nous a confirmé, notamment dans le cadre d’une demande soumise en vertu de la Loi sur l’accès à l’information, que les décisions en question avaient été traduites a posteriori.
Des recherches quasi quotidiennes sur son site web nous ont également permis de constater que certains jugements répondant aux critères de l’article 10 de la CLF n’ont d’abord été publiés qu’en anglais.
Dans d’autres cas, toutefois, la vérification a été beaucoup plus simple, les magistrats expliquant textuellement dans leur décision pourquoi la version française de celle-ci devrait attendre.
Des justifications explicites
Des juges indiquent que leur décision « a été transmise à la SOQUIJ » ou ordonnent que celle-ci soit traduite en aval pour se conformer à l’article 10 de la CLF. Certains d’entre eux – à la chambre de la jeunesse de la Cour du Québec, notamment – reprennent même les adverbes « immédiatement » et « sans délai » du texte de loi.
D’autres évoquent « la nature urgente de l’affaire », estimant que « l’attente de la version traduite entraînerait un retard préjudiciable à l’intérêt public ou causerait une injustice ou un inconvénient grave à l’une des parties au litige », ou le fait que le jugement doive « être rendu immédiatement étant donné l’imminence d’un procès devant jury dans une affaire connexe ».
Un autre magistrat, enfin, invoque dans au moins trois jugements « les principes de l’indépendance judiciaire dont traite la Cour suprême du Canada dans, entre autres arrêts, Moreau-Bérubé c. Nouveau-Brunswick » pour justifier le fait de rendre sa décision uniquement en anglais. « Sans trancher la constitutionnalité de (l’article 10 de la CLF) », précise-t-il.
Le problème, cela dit, ne semble pas circonscrit aux instances auxquelles nous nous sommes intéressés. Un magistrat de la chambre civile de la Cour supérieure, l’été dernier, a rendu un jugement écrit de fin d’instance sans attendre que la version française soit prête, estimant qu’un « retard » dans « l’attente de la version traduite » serait « préjudiciable aux parties au litige ».
De toute façon, « toutes les parties étaient anglophones, toutes les procédures rédigées en anglais, tous les témoins ont témoigné en anglais, toutes les pièces étaient en langue anglaise et l’audition de 5 journées s’est déroulée exclusivement en anglais », s’est-il justifié.
Les tribunaux s'expliquent
Le problème pourrait résider dans l’interprétation de l’article 10 de la CLF, dont la teneur n’a jamais été précisée par règlement. Car les tribunaux concernés, avec qui nous avons aussi partagé le fruit de nos recherches, soutiennent que leurs magistrats respectent la loi.
Les juges de la Cour supérieure, par exemple, sont « invités à demander la traduction immédiate et sans délai » de leurs jugements, mais il se peut que « des circonstances particulières d’une affaire commandent que la décision soit rendue et que la traduction soit effectuée (par la suite) dans les meilleurs délais », explique une porte-parole.
« Dans tous les cas, l’ensemble des jugements répondant aux critères de l’article 10 de la CLF font l’objet d’une traduction soit immédiate (par un service de traduction que le ministère de la Justice met à la disposition de la Cour supérieure), soit après le dépôt du jugement original en langue anglaise (par la SOQUIJ) », poursuit-elle.
« La loi n’interdit pas de rendre un jugement en anglais, résume un autre porte-parole. Elle impose au ministère de la Justice le devoir de rendre disponible une traduction française immédiatement et sans délai ».
La Cour du Québec, elle aussi, assure que les magistrats « respectent les règles de droit » et renvoie la balle au gouvernement. « Nous sommes informés que les services judiciaires du ministère de la Justice, dont la Cour du Québec n’est pas responsable, gèrent ces situations avec la SOQUIJ », affirme une porte-parole.
Un expert s'insurge
L’avocat général de l’organisme Droits collectifs Québec (DCQ), François Côté, ne partage pas l’interprétation que font les tribunaux de l’article 10 de la CLF. « Plusieurs de ces décisions-là (...) m’apparaissent ne pas être conformes – ni au texte ni à l'esprit de la loi », estime-t-il.
Cet expert en droit linguistique, à qui nous avons également soumis le fruit de nos recherches, est d’avis que les jugements non justifiés que nous avons identifiés répondaient bel et bien aux critères de l’article 10 de la CLF. Ils auraient donc dû être traduits « en amont », selon lui.
Quant à l’argument selon lequel le délai nécessaire pour traduire un jugement de l’anglais au français pourrait entraîner un préjudice, Me Côté fait remarquer que « rien (dans la loi) n'empêche le juge de rendre sa décision oralement, motifs écrits à suivre ».
D’après lui, il y a de bonnes chances que les magistrats qui en ont décidé autrement se soient inspirés de la décision rendue le 17 mai 2024 par le juge Galiatsatos.
« Je n'irai pas jusqu'à dire qu’il y a une jurisprudence qui a été créée », souligne-t-il. « Par contre, il est possible que cette décision du juge Galiatsatos (ait) amené à faire des émules ».
Des juges à contre-courant
Certains magistrats, cela dit, soulignent dans leurs décisions avoir fait des efforts pour se conformer à l’article 10 de la CLF.
Dans deux causes différentes, une juge de la chambre civile de la Cour du Québec explique, par exemple, que son jugement aurait pu être rendu plus tôt, mais que la livraison de celui-ci a été retardée en raison des délais de traduction de la décision.
Dans une autre, cette même magistrate explique avoir décidé de rendre son jugement en français « afin d’éviter les délais additionnels que provoquerait la nécessité de joindre une version française à un jugement prononcé en anglais », précisant que « les parties pourront obtenir une traduction sur demande auprès des services judiciaires ».
Et alors que presque toutes les décisions traduites de l’anglais au français stipulent que seule la version originale fait foi, une juge de la chambre de la famille de la Cour supérieure a osé l’inverse, l’été dernier, non pas pour des questions de délais, mais parce que son jugement était « susceptible de présenter un intérêt pour le public ».
« Malgré le fait que la langue des parties soit l’anglais », la magistrate a fourni à celles-ci une « traduction de courtoisie », « dénuée de toute valeur officielle ».
Rendez-vous en Cour suprême
Le débat sur l'interprétation que les juges devraient donner de l’article 10 de la CLF demeure donc ouvert. Mais ce sont eux qui, ultimement, devraient avoir le dernier mot. De nombreux recours ont été intentés contre la loi 96, et d’aucuns croient que la cause finira tôt ou tard par se rendre devant la Cour suprême du Canada.
La loi 96 est notamment contestée par des commissions scolaires anglophones et par des groupes de juristes, dont un est représenté par l’avocat bien connu Julius Grey.
Mais elle a aussi ses partisans, dont DCQ, qui a obtenu le statut d’intervenant dans l’un de ces dossiers. Son directeur général, Étienne-Alexis Boucher, a également porté plainte contre le juge Galiatsatos devant le Conseil de la magistrature, mais en vain.
Interrogé sur les suites à donner à nos recherches, le ministre Jolin-Barrette n’a pas voulu dire s’il allait demander à ses équipes de faire des vérifications supplémentaires ou de mener une enquête administrative sur le respect de la CLF par les tribunaux.
« S’il y a des rappels à l'ordre à faire, ce sont les directions des cours, ce sont les juges en chef qui doivent le faire auprès de leurs membres », nous a-t-il répondu.