Un club interdit aux femmes… devant le Tribunal

Un club privé réservé aux hommes affirme que cette ségrégation est compatible avec l'ordre public et le droit au bien-être psychologique de ses membres…
La Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) poursuit le Côte-Saint-Luc Senior Men’s Club, une organisation privée réservée aux hommes de 55 ans et plus qui a refusé l’adhésion d’une femme.

La Commission agit au nom de Sonia Cohen-Peillon, qui allègue avoir été victime de discrimination fondée sur le sexe après que le Club lui ait refusé son adhésion en raison du fait qu'elle est une femme.
La CDPDJ réclame 4 000 $ en dommages moraux pour Mme Cohen-Peillon et exige du Club qu’il révise sa politique pour se conformer à la Charte des droits et libertés de la personne.
Le Tribunal des droits de la personne (TDP) a rendu le 30 septembre une décision sur des questions préliminaires dans ce dossier. Le fond de l’affaire – la question de savoir si le Club a bel et bien exercé de la discrimination contre Mme Cohen-Peillon – doit encore être entendue par le Tribunal.
Dans la décision qui vient d’être rendue, c’est Mes Liz Lacharpagne et Emma Tardieu, de Bitzakidis Clément-Major Fournier, qui agissent pour la Commission, la demanderesse.

Le Club, le défendeur, est représenté par Mes Reevin Pearl et Fedor Kyrpichov, du cabinet Pearl & Associés.
Un club sénior privé juste pour les hommes
Le Côte-Saint-Luc Senior Men's Club est un organisme privé à but non lucratif qui rassemble environ 750 membres masculins, en majorité retraités.
Sa mission, selon ses avocats, est de « soutenir les hommes approchant de la retraite ou plus âgés, de rencontrer d'autres hommes seniors, de socialiser, de créer et de renouveler des amitiés, et de profiter de leurs années d'or en maintenant des amitiés avec des hommes dans le Club. » L'objectif principal du club serait de combattre l'isolement chez les hommes âgés.
Le Club justifie l'exclusion des femmes en affirmant que cette ségrégation est compatible avec l'ordre public et le droit à la qualité de vie et au bien-être psychologique de ses membres.
Il prétend également que l'admission des femmes compromettrait la liberté de ses membres de se regrouper entre eux et que l'action en justice de la CDPDJ pourrait exposer ses membres à un préjudice comparable à de l'exploitation contre les personnes âgées (art. 48 de la Charte).
Contexte et positions des parties
Sonia Cohen-Peillon a porté plainte auprès de la CDPDJ en juin 2021, affirmant s'être sentie « enragée et humiliée, en tant que femme, qu’on lui refuse la possibilité d’être membre ».
La CDPDJ a déposé une demande en justice en octobre 2024 après que le Club eut refusé sa proposition de règlement. La Commission base son action sur les articles 10 (droit à l’égalité), 12 (égalité dans l’accès aux biens et services publics) et 15 (égalité dans la jouissance des droits) de la Charte.

Le Club conteste non seulement l'action, mais il a également déposé une demande reconventionnelle réclamant plus de 61 200 $ à la CDPDJ et à Mme Cohen-Peillon pour les frais juridiques engagés, notamment auprès de Me Julius Grey.
La défense et la demande reconventionnelle du Club sont appuyées de trois lettres signées par une gériatre et deux rabbins qui se décrivent comme des leaders spirituels de leur communauté. Le Club considère ces lettres comme des expertises à l’appui de ses arguments sur le droit à la qualité de vie et à l'association des hommes seniors.
Le Club demande également le rejet de la demande introductive d’instance formée par la CDPDJ au motif qu’elle serait abusive et que Mme Cohen-Peillon n’a pas l’intérêt pour agir à la face même du dossier.

Le juge Christian Brunelle, président par intérim du Tribunal des droits de la personne, a statué sur les demandes préliminaires déposées par les parties.
Rejet de la demande d’irrecevabilité du Club
Le Club a été débouté sur l’essentiel de ses tentatives visant à faire rejeter le recours intenté par la CDPDJ.
Le Tribunal a ainsi écarté ses arguments voulant que l'action de la CDPDJ devait être rejetée pour défaut d'intérêt de la plaignante et pour abus de procédure.
Sur la question de l’intérêt, le Tribunal a rappelé qu’il est un « tribunal administratif spécialisé » et sans compétence pour réviser l'exercice du pouvoir discrétionnaire de la CDPDJ quant à sa décision d'agir dans l'intérêt public ou en faveur de Mme Cohen-Peillon.
Le Tribunal a aussi rejeté l'argument d'abus de procédure, soulignant qu’il n'est pas un tribunal judiciaire et qu’il n’est pas directement soumis à l’article 51 du Code de procédure civile.
Étant donné que la Charte des droits et libertés de la personne confie déjà à la CDPDJ le rôle de filtrer les plaintes frivoles ou de mauvaise foi, il ne saurait être conclu que le simple dépôt du recours par la Commission constitue un abus, le recours étant, à sa face même, susceptible de donner ouverture aux conclusions recherchées, souligne le juge Brunelle dans sa décision.
Sur les prétentions du Club selon lesquelles la plainte de discrimination de Mme Cohen-Peillon serait incompatible avec la norme d'égalité (art. 10 de la Charte) et s'apparenterait plutôt à une forme d'exploitation illicite contre les personnes âgées (art. 48 de la Charte), le Tribunal estime que l’organisme « ne réfère à aucun précédent susceptible d’étayer cet argument » et que celui-ci est, « au mieux, prématuré ».
Le Club, poursuit le Tribunal, plaide également que la demande devrait être rejetée parce qu’elle est contraire au droit à la vie, lequel inclurait un droit à la qualité de la vie, ainsi qu’au droit des hommes de s’associer, à l’exclusion des femmes.
Cette conclusion s’imposerait d’emblée, selon le Club, du fait que Mme Cohen-Peillon ne subit pas le moindre préjudice puisqu’elle demeure libre de se joindre à toute autre association réservée aux femmes.
Dans sa décision le juge Brunelle rappelle que la question du conflit entre le droit à l’égalité de l’article 10 et les autres droits individuels que la Charte garantit demeure complexe parce qu’elle n’établit pas de hiérarchie entre les droits.
« Dans l’immédiat, en tenant pour avérés les faits allégués dans la demande introductive d’instance, l’on peut à tout le moins constater que “ la plaignante s’est sentie enragée et humiliée, en tant que femme, qu’on lui refuse la possibilité d’être membre parce qu’elle est une femme ”, la privant ainsi du bénéfice “ des services offerts par le club ” », expose le juge.
Sans décider du fond du litige ni s’exprimer sur les chances de succès du recours exercé, le juge Brunelle estime que de telles allégations demeurent susceptibles de donner ouverture aux conclusions recherchées par la CDPDJ.
Rejet de la demande reconventionnelle et des « expertises »
Le Tribunal a également rejeté la demande reconventionnelle du Club, qui réclamait des sommes de plus de 61 000 $ à la CDPDJ et à Mme Cohen-Peillon pour les honoraires juridiques engagés.
Le juge Brunelle explique là aussi que le Tribunal est incompétent pour statuer sur ce type de réclamation. La saisine du Tribunal est limitée aux plaintes de discrimination filtrées par la CDPDJ, et une action en indemnisation pour abus de droit relève de la responsabilité civile, rappelle-t-il.
Le Tribunal a par ailleurs rejeté les rapports des deux rabbins présentés comme des expertises. Selon le juge Brunelle, « rien ne permet de conclure qu’ils ont les qualifications requises pour être reconnus comme experts sur le sujet de la socialisation non mixte des hommes âgés ».
Le rapport de la gériatre a en revanche été maintenu en attendant le fond du dossier.
Enfin, la demande du Club d'obtenir l'autorisation de procéder à un interrogatoire oral de la plaignante avant l'instruction a été rejetée.
« De l’avis du Tribunal, le recours principal consiste en la réclamation d’une somme d’argent qui fixe la valeur en litige, laquelle est bien inférieure au seuil de 50 000 $ visé par l’article 229 C.p.c. Ainsi, “ l’interdiction de tenir des interrogatoires s’applique ” puisqu’il “ ne s’agit pas d’un recours principal d’une nature autre que monétaire” », justifie le juge Brunelle.