Une ville échoue dans sa tentative de faire récuser un juge
Tenir des propos colorés ne signifie pas nécessairement qu’un juge a une idée préconçue sur le fond d’un dossier, a tranché le tribunal.
La Ville de Saguenay a essuyé un revers devant le Tribunal administratif du travail (TAT), qui a rejeté sa demande de récusation d’un juge pour ses commentaires « colorés et inappropriés ».
La Ville estimait que les propos du décideur administratif, tenus lors de discussions informelles sur un éventuel règlement, créaient une apparence de partialité.
La municipalité demandait aussi au tribunal qu’il ordonne de garder confidentiels l’ensemble de la procédure en récusation ainsi que les déclarations sous serment produites par les parties.

Le TAT a rejeté les deux demandes de la municipalité dans une décision rendue le 8 octobre.
Le contexte : une plainte de destitution jugée abusive
L’affaire tire son origine d’une plainte déposée par la greffière de la Ville, Me Caroline Dion, qui a été destituée de ses fonctions en avril 2023. Selon elle, cette destitution a été faite sans cause juste et suffisante.
Me Dion est défendue par des avocats du cabinet Deveau Dufour Mottet Avocats, Mes Sylvain Lefebvre et Gérard Morency.
L’audience au fond a débuté en novembre 2024 et s’est étalée sur plusieurs mois. Après de nombreuses journées de témoignages, la Ville de Saguenay, représentée par Me Félix-Antoine Michaud, de Novum Légal, a demandé la récusation du juge administratif, qui n’est pas identifié dans la décision du TAT.

La Ville a fondé sa demande sur plusieurs griefs. Le plus important concerne une discussion informelle qui a eu lieu le 13 juin entre le juge et les avocats des deux parties, sans la présence des clients ni de l’enregistrement officiel.
La municipalité reproche au juge d’avoir, durant cet échange, formulé des commentaires très critiques sur le témoignage de son directeur général. Le juge aurait alors mentionné qu’il n’aurait pas voulu être à la place du témoin, estimant que celui-ci avait été « amoché » par le procureur de la plaignante, Me Sylvain Lefebvre, et qu’il s’était « fait revirer comme une crêpe ».
Selon la Ville, ces propos démontrent que le juge avait déjà une opinion arrêtée sur la crédibilité de son témoin clé et, par extension, sur le fond du dossier.
La Ville de Saguenay reproche aussi au juge administratif d'avoir suggéré une voie de règlement en évoquant un montant précis qui avait déjà été rapporté dans les médias. Pour la Ville, le juge aurait ainsi « dépassé son rôle de décideur impartial pour adopter celui de médiateur », se prononçant indirectement sur le litige.
Enfin, la Ville reproche au juge d’avoir refusé d’entendre la preuve relative au rapport d’enquête, tout en permettant à l’avocat adverse de poser des questions à ce sujet.
Selon elle, l’ensemble de ces éléments crée une apparence de partialité, minant la confiance dans le processus judiciaire.
L’analyse du tribunal : la présomption d’impartialité
C’est un autre juge du TAT, François Beaubien, qui a été désigné pour trancher la demande de récusation.
Dans sa décision, le juge Beaubien a rappelé que l’impartialité des juges administratifs est présumée et qu’il incombe à la partie demandant la récusation de fournir une preuve solide et convaincante.
Le test juridique, bien établi, consiste à se demander si « une personne bien renseignée, qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique », croirait que le juge rendra une décision injuste.
En l’espèce, le tribunal a examiné le contexte dans lequel les propos ont été tenus. Il a noté que les parties avaient, à plusieurs reprises, sollicité l’aide du juge pour tenter de régler l’affaire à l’amiable. Celui-ci a accepté de jouer un rôle actif, un rôle qui ne peut pas, en soi, être une cause de récusation, a estimé le juge Beaubien.
En ce qui concerne les remarques sur le témoignage du directeur général, le tribunal a dit trouver « surprenant » que la Ville considère les propos tenus par le juge administratif le 13 juin comme un motif de récusation, « alors qu’elle n’a rien dit à propos de remarques similaires formulées par ce dernier un mois et demi plus tôt ».
Quant à la suggestion de règlement, le tribunal a noté qu’elle avait été faite dans un contexte de discussion exploratoire. Selon lui, le juge a simplement soumis une « piste de réflexion » aux procureurs, une pratique qui, bien que délicate, n’est pas incompatible avec son rôle. Il n’a cherché ni à imposer une entente ni à favoriser une partie, a estimé le juge Beaubien, pour qui l’évocation d’un montant public ne peut être considérée comme une partialité.
Finalement, le tribunal a statué que le refus d’entendre une preuve relève du pouvoir discrétionnaire du juge dans la gestion de l’instance, et non d’un manque d’impartialité. Ce type de décision peut être contesté en appel, mais pas par le biais d’une récusation.
Le juge Beaubien a conclu que les propos de son collègue, bien qu’ils auraient pu être formulés avec plus de réserve, n’ont pas trahi une opinion arrêtée sur le fond.
Le tribunal a par ailleurs rejeté la demande de la Ville de garder confidentielles l’ensemble de la procédure et des déclarations sous serment, invoquant le principe fondamental de la publicité des débats judiciaires.
La saga judiciaire de la destitution de la greffière de la Ville de Saguenay reprendra donc son cours avec le même juge.
Droit-inc a tenté d’obtenir les commentaires du procureur de la Ville de Saguenay, sans succès.