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Après 50 ans, la Cour suprême se dit prête à réexaminer les recours des locateurs commerciaux

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Jordan Bierkos, Leah Strand Et Xavier Crosby

2025-08-26 11:15:32

Focus sur une récente décision de la Cour suprême sur les recours des locateurs commerciaux.

Contexte

Jordan Bierkos, Leah Strand et Xavier Crosby - source : McCarthy


La Cour suprême du Canada (la « Cour suprême ») s’est dit prête à examiner la question de savoir si les locateurs commerciaux ont l’obligation d’atténuer leurs pertes découlant d’un manquement par un locataire à ses obligations en vertu du bail. La Cour suprême a en effet accueilli la demande d’autorisation d’appel de l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario, Canada Life Assurance Company v. Aphria Inc., 2024 ONCA 882 (« Aphria »).

Dans Aphria, un locataire commercial avait tenté de résilier unilatéralement un bail de dix ans dont il n’avait plus besoin en signifiant un avis et en quittant les lieux. Contestant la résiliation, le locateur a poursuivi le locataire pour arriérés de loyer et a obtenu un jugement lui accordant les loyers futurs dus en vertu du bail. Le locateur n’a pris aucune mesure pour trouver un nouveau locataire.

Le locataire a fait valoir que le droit et la politique avaient évolué à un point où les locateurs commerciaux devraient avoir l’obligation d’atténuer les pertes lorsqu’un locataire leur indique qu’il ne souhaite plus être lié par un bail (ci-après une résiliation ou repudiation en anglais). Tout en exprimant sa sympathie pour cet argument, le juge des motions s’est prononcé en faveur du locateur en se fondant sur la règle établie de longue date selon laquelle les locateurs commerciaux n’ont aucune obligation d’atténuer les pertes s’ils insistent sur l’exécution d’un bail résilié.

En appel, le locataire a fait valoir que la loi devrait évoluer pour reconnaître l’obligation d’atténuer le préjudice pour les locateurs commerciaux. La Cour d’appel de l’Ontario a déclaré qu’elle aussi était liée par des précédents. En accueillant la demande d’autorisation d’appel, la Cour suprême indique peut-être son intention de réexaminer les recours dont disposent les locateurs commerciaux. Même si la Cour suprême n’a pas encore pris de décision définitive à cet égard, les développements récents en droit des contrats permettent de mieux comprendre où nous pourrions nous diriger.

Point de départ : Highway Properties (1971)

Dans Highway Properties Ltd. c. Kelly, Douglas and Co. Ltd., [1971] R.C.S. 562 (« Highway Properties »), la Cour suprême a conclu qu’un bail doit être évalué à la lumière du droit des contrats. La Cour a déclaré que la loi reconnaissait alors trois options à un locateur lorsqu’un locataire résilie un bail, au choix :

demander l’exécution des dispositions et poursuivre en recouvrement des loyers à l’échéance;

mettre fin au bail et intenter une action pour les loyers échus jusqu’à la date où il a été mis fin au bail;

maintenir le bail en vigueur et sous-louer l’immeuble pour le compte du locataire.

Le juge Laskin a ensuite reconnu une quatrième option : un locateur peut mettre fin au bail et réclamer des dommages-intérêts recouvrables sur la période encore à courir (recours habituellement réservé pour les contrats). Aujourd’hui, Highway Properties est toujours l’arrêt qui fait autorité concernant les options d’un locateur commercial. Ce qui comprend la première option : ne rien faire d’autre que d’exiger le loyer à l’échéance. Depuis plus de 50 ans, les tribunaux ont confirmé que les locateurs n’ont pas l’obligation d’atténuer les pertes potentielles lorsque le locateur choisit de maintenir le bail en vigueur.

Mais le droit des contrats a beaucoup évolué au cours de cette période.

Évolution du droit des contrats depuis Highway Properties

Bien qu’aucun tribunal ne se soit directement écarté de Highway Properties, des décisions récentes mettent en doute la notion traditionnelle selon laquelle un locateur peut insister sur l’exécution sans obligation d’atténuer son préjudice.

1996 : la Cour suprême a estimé que l’exécution intégrale, c’est-à-dire insister pour que les conditions d’un contrat soient remplies après qu’une partie l’ait résilié, n’était plus le recours par défaut dans les différends visant des biens immeubles. Elle est plutôt réservée aux biens uniques pour lesquels aucun substitut ne peut être facilement trouvé.

2012 : la Cour suprême a confirmé qu’une partie innocente dans le cadre d’un manquement à un contrat ne peut refuser d’atténuer son préjudice uniquement au motif qu’elle a l’intention de réclamer l’exécution intégrale du contrat. Sauf si une partie peut démontrer un intérêt légitime et important dans le cadre d’une action en exécution intégrale, les dommages-intérêts constituent la réparation par défaut.

2014 : la Cour suprême a reconnu que le principe directeur de bonne foi est un principe organisationnel du droit des contrats. Il exige des parties qu’elles tiennent dûment compte des intérêts contractuels légitimes de l’autre partie et qu’elles exercent leurs droits en vertu du contrat de manière honnête et raisonnable, et non de façon abusive ou arbitraire.Cela n’oblige toutefois pas une partie à agir contre son propre intérêt.

2021 : la Cour suprême a étendu l’obligation de bonne foi à l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire contractuel de bonne foi. Les parties doivent exercer leur pouvoir discrétionnaire d’une manière conforme aux objectifs pour lesquels il est conféré par contrat.

À la suite de ces développements, un argument a été soulevé selon lequel, lorsque le locateur a le pouvoir discrétionnaire de résilier le bail et que le locataire indique qu’il ne peut plus payer le loyer, le pouvoir discrétionnaire du locateur doit être exercé conformément aux fins auxquelles il a été accordé. Dans le même ordre d’idée, on peut en outre faire valoir que la décision de maintenir un bail en vigueur dans de telles circonstances est arbitraire ou capricieuse si elle n’est pas étayée par des intérêts raisonnables.

Récente prise en compte judiciaire de Highway Properties

Les cours d’appel de la Colombie-Britannique et de l’Ontario ont récemment confirmé Highway Properties. La Cour d’appel de l’Ontario a souligné qu’il revenait à la Cour suprême ou au législateur de modifier le droit. D’autre part, certaines décisions rendues par des juridictions inférieures ont reconnu l’incertitude et les contradictions du droit. Un juge albertain s’est dit « troublé » (troubled) par l’idée que Highway Properties permet aux locateurs de s’asseoir et de laisser s’accumuler les pertes, alors qu’ils pourraient raisonnablement éviter ces pertes.

Où nous pourrions nous diriger

Plusieurs considérations donnent à penser que la Cour suprême pourrait revisiter son précédent de 1971 et reconnaître l’obligation faite aux locateurs commerciaux de limiter leurs pertes. Cependant, la Cour suprême pourrait aussi tenir compte d’intérêts divergents pour maintenir sa jurisprudence.

Facteurs susceptibles d’influencer la Cour à confirmer Highway Properties :

Les locateurs commerciaux dépendent de flux de trésorerie stables et à long terme.

Si les locataires peuvent légitimement résilier des baux défavorables, les locateurs pourraient perdre la capacité de conserver la totalité des loyers.

Highway Properties protège à la fois les locataires et les locateurs, car une partie à un bail ne peut pas mettre fin unilatéralement à ses obligations.

Le principe de bonne foi n’exige pas qu’une partie agisse contre son propre intérêt.

L’obligation d’exercer un pouvoir discrétionnaire contractuel ne s’applique raisonnablement qu’au pouvoir discrétionnaire conféré dans le bail lui-même, et non par la common law.

Une réclamation de loyers perdus est une créance, laquelle ne peut être « atténuée ».

Toute modification importante du droit ne peut être apportée que par le législateur.

Facteurs susceptibles d’influencer la Cour à repenser Highway Properties :

En pratique, le locateur est souvent le mieux placé pour trouver un nouveau locataire.

Les locataires ne devraient pas être contraints de conserver un bail si le non-respect de celui-ci est plus efficace sur le plan commercial, et les locateurs ne devraient pas être encouragés à laisser les espaces commerciaux vides.

Les tribunaux du Québec et des États-Unis ont reconnu l’obligation d’atténuer les pertes pour les locateurs commerciaux en se fondant sur le principe de la bonne foi, ce qui crée des incohérences à la grandeur du continent.

L’obligation d’atténuation s’applique à tout autre type de contrat, notamment les contrats de location d’équipement.

La suppression du pouvoir discrétionnaire du locateur de maintenir en vigueur ou de résilier un bail qui n’est pas respecté favoriserait une certaine certitude en matière de contrats.

Comme Highway Properties l’a confirmé, un bail est un contrat, et l’exécution intégrale est un recours exceptionnel en cas de manquement au contrat.

Le droit actuel permet aux locateurs d’intenter des « poursuites en plusieurs épisodes » (c’est-à-dire d’intenter plusieurs actions au fur et à mesure que leurs pertes s’accumulent).

Pour l’instant, le droit demeure que les locateurs n’ont pas à accepter la résiliation des baux par des locataires, mais peuvent au contraire insister sur le paiement du loyer à l’échéance. Mais cela pourrait changer rapidement avec la décision de la Cour suprême.

Cet article a été publié à l’origine sur le site de McCarthy.

À propos des auteurs

Jordan Bierkos est associé au sein du groupe litige chez McCarthy.

Leah Strand est avocate chez McCarthy.

Xavier Crosby est étudiant en droit chez McCarthy.

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