Qui est propriétaire d’une pensée?

Robbie Grant, Yue Fei, Adelaide Egan Et Aki Kamoshida
2025-05-08 11:15:14
Comprendre les questions juridiques en matière de neurotechnologie…
L’expansion continue des applications de la neurotechnologie (ou « neurotech ») pour les consommateurs soulève des questions relatives à la confidentialité et à la propriété des pensées, ainsi qu’à ce qui se passera lorsque la technologie pourra avoir plus qu’une simple influence sur les êtres humains et commencer à les contrôler.

L’année dernière, un groupe d’étudiants de McGill a construit un fauteuil roulant contrôlé par la pensée en seulement 30 jours. Brain2Qwerty, le projet neuroscientifique de Meta de décodage des signaux cérébraux et de leur traduction en texte, prétend permettre aux utilisateurs de « taper » avec leur pensée. Neuralink, une société fondée par Elon Musk, commence des essais cliniques au Canada en testant un dispositif entièrement sans fil et contrôlable à distance à insérer dans le cerveau d’un utilisateur, plusieurs années après la publication par la société d’une vidéo (en anglais) d’un singe jouant à des jeux vidéo à l’aide d’un dispositif similaire.
Dans ce bulletin, nous examinons certaines considérations juridiques qui pourraient être soulevées à mesure que les neurotechnologies deviennent de plus en plus accessibles.
Qu’est-ce que la neurotechnologie?
Ce terme fait référence à la technologie qui enregistre, analyse ou modifie les neurones du système nerveux humain. La neurotech peut être divisée en trois sous-catégories : neuro-imagerie: technologie permettant de surveiller la structure et le fonctionnement du cerveau; neuromodulation: technologie qui influence les fonctions cérébrales; interfaces cerveau-ordinateur ou ICO: technologie qui facilite la communication directe entre l’activité électrique du cerveau et un appareil externe, parfois appelée interface cerveau-machine.
Dans le contexte de la recherche médicale, la neurotech est déployée depuis des décennies sous une forme ou une autre. Des techniques de neuro-imagerie telles que l’électroencéphalogramme, l’imagerie par résonance magnétique et la tomographie par émission de positons ont été utilisées pour étudier et analyser l’activité cérébrale.
La neuromodulation l’a également été pour le traitement de diverses maladies, comme pour la stimulation cérébrale profonde pour la maladie de Parkinson et les implants cochléaires. Toutefois, le potentiel d’applications des neurotechnologies au-delà des instruments médicaux est un développement plus récent, accéléré par l’arrivée de dispositifs neurotechniques moins intrusifs et par les innovations dans le domaine de l’intelligence artificielle.
Considérations juridiques en matière de neurotech
Voici quelques-unes des nouvelles questions juridiques qui, selon nous, seront soulevées à la suite de l’expansion de la neurotechnologie au service du consommateur. Outre les problèmes apparents de responsabilité du fait des produits qui peuvent se poser pour n’importe quel produit de consommation, les neurotechnologies pourraient avoir des répercussions sur les règlements d’instruments médicaux, la protection de la vie privée et des données, la propriété intellectuelle ainsi que les droits de la preuve.
1. Supervision de Santé Canada
Qu’il s’agisse d’un instrument médical ou d’un produit de consommation, toute neurotech lancée au Canada sera soumise aux cadres réglementaires existants de Santé Canada. Si un produit neurotechnologique constitue un « instrument » au sens de la Loi sur les aliments et drogues, il sera soumis au Règlement sur les instruments médicaux de Santé Canada. Le terme « instrument » est défini de manière large et s’appliquerait à presque toutes les neurotechnologies destinées à un usage médical.
En effet, Santé Canada a déjà délivré des licences d’instruments médicaux de classe II pour des oreillettes, des bouchons et des accessoires connexes neurotechnologiques utilisés à des fins médicales.
Les instruments médicaux sont classés en quatre catégories fondées sur le risque (de I à IV), les catégories supérieures exigeant une approbation plus rigoureuse. Santé Canada considère qu’un instrument présente un « risque plus élevé » dans la mesure où il est plus invasif (il pénètre le corps) et plus actif (il nécessite une source d’énergie autre que celle fournie par le corps humain).
La neurotech peut être considérée comme présentant un risque plus élevé si elle nécessite une implantation chirurgicale et a recours à des sources d’énergie externes. Tous les fabricants et distributeurs d’instruments médicaux doivent obtenir une licence d’établissement d’instruments médicaux, et tous les instruments de catégorie II à IV doivent être homologués avant d’être commercialisés.
Les appareils neurotechnologiques utilisés aux fins de divertissement, de productivité ou pour tout autre motif ne font pas nécessairement l’objet du Règlement sur les instruments médicaux de Santé Canada. Cependant, toute neurotech vendue aux consommateurs ferait encore l’objet de la supervision réglementaire de Santé Canada en tant que « produit de consommation » en vertu de la Loi canadienne sur la sécurité des produits de consommation (« LCSPC »).
Un « produit de consommation » est également défini de manière large et comprend tout produit pouvant être obtenu par un consommateur à des fins non commerciales, y compris des fins domestiques, récréatives et sportives. Bien que la LCSPC n’ait pas de réglementation propre à la neurotech, elle contient une interdiction générale contre tout produit de consommation qui présente « un danger pour la santé ou la sécurité humaines ».
S’il s’agit d’un produit de consommation ou d’un instrument médical, la neurotech ferait encore l’objet de la supervision réglementaire de Santé Canada, notamment des déclarations de rappel de tout instrument ou produit pouvant présenter un risque pour la santé.
2. Protection de la vie privée et des données
La neurotech repose sur les données cérébrales brutes et l’information qui en est tirée (collectivement, les « données neuronales »), ce qui pourrait soulever des préoccupations liées aux lois sur la protection des renseignements personnels et des données au Canada. Données neuronales et renseignements personnels sensibles : Les données neuronales constitueraient probablement des « renseignements personnels » en vertu des lois canadiennes sur la protection des renseignements personnels, qui sont communément définis comme des « renseignements concernant un individu identifiable ».
Les données neuronales seraient également probablement considérées comme des renseignements personnels sensibles, compte tenu des risques potentiels pour les personnes responsables de leur traitement. Les renseignements sensibles s’accompagnent d’attentes plus élevées en matière de consentement, de pertinence et de protection des données.
À l’heure actuelle, les produits neurotechnologiques n’ont pu extraire que des signaux simples à partir de données cérébrales brutes, comme le flux sanguin dans certaines régions du cerveau (IRMf) ou les mouvements intentionnels de la main basés sur des signaux électriques provenant du cerveau (ICO). Toutefois, en raison des récentes améliorations apportées à l’intelligence artificielle, plusieurs ont émis l’hypothèse que la neurotech pourrait un jour détecter les pensées, les émotions et les intentions complexes.
Les données cérébrales brutes devraient donc être considérées comme très sensibles parce que, bien que les algorithmes actuels puissent avoir un pouvoir d’interprétation limité, les progrès en la matière pourraient permettre de dévoiler des connaissances approfondies sur les pensées, les émotions et les intentions, voire les préjugés inconscients, une mine d’or potentielle pour le profilage, la manipulation ou le chantage.
Par conséquent, nous nous attendons à ce que les organismes de réglementation de la vie privée surveillent de plus près le traitement des données neuronales. Par exemple :
Les organisations seraient probablement tenues d’obtenir un consentement explicite avant de collecter, d’utiliser ou de communiquer des données neuronales. Les organisations devront démontrer qu’elles ont un besoin sérieux et légitime de traiter les données neuronales, proportionnel à la sensibilité des données. Par exemple, il est très peu probable qu’un organisme de réglementation autorise une entreprise à utiliser des données neuronales à des fins publicitaires.
Les organisations devront alors protéger les données neuronales au moyen de mesures de protection extrêmement robustes et les supprimer lorsqu’elles ne sont plus nécessaires. La sécurité est particulièrement importante compte tenu des nouveaux risques en matière de cybersécurité liés au piratage d’implant cérébral, où un dispositif de neuromodulation est piraté par des personnes malveillantes, qui peuvent alors être à l’origine de certaines humeurs, décisions ou actions de la victime.
Les données neuronales considérées comme des renseignements biométriques : Selon leur nature, les données neuronales peuvent également être considérées comme des renseignements biométriques. Le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada (le « CPVP ») a défini la « biométrie » comme un ensemble de techniques, d’appareils et de systèmes qui permettent aux machines de reconnaître des personnes, ou de confirmer ou d’authentifier leur identité.
La biométrie est assujettie à des obligations accrues en vertu des lois canadiennes sur la protection des renseignements personnels, y compris les exigences en matière de consentement explicite et de communication des bases de données en vertu de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information du Québec.
Si la plupart des techniques neurologiques actuellement accessibles au public ne sont pas utilisées pour identifier des personnes, de nombreuses applications de la neurotechnologie consistent à former un système informatique à l’activité neuronale spécifique d’un utilisateur. Les utilisateurs peuvent donc être identifiés par la conception même de ces systèmes. Cela pourrait amener un organisme de réglementation à déterminer que les données neuronales constituent des renseignements biométriques, requérant la conformité à de nombreuses exigences réglementaires.
3. Propriété intellectuelle
À mesure que les neurotechnologies progressent, il est possible qu’elles puissent comprendre des données complexes et subconscientes, comme des rêves. Cela posera une série de nouveaux défis en matière de propriété intellectuelle, qui découlent de la nature unique des données saisies, du potentiel de la technologie à générer de nouvelles connaissances et des questions fondamentales concernant la propriété et les droits dans un domaine où les pensées personnelles deviennent partie intégrante du processus technologique.
Propriété des données résumées : Lorsque la neurotech sera capable de saisir les pensées subconscientes, elle traitera probablement ces données de manière à produire des résumés qui reflètent les aspects de l’état mental d’une personne. Toutefois, la propriété de tels résumés peut devenir litigieuse. D’une part, on pourrait soutenir que la personne, en tant qu’auteure de ses pensées, devrait être propriétaire des résumés.
D’autre part, on pourrait soutenir que les résumés n’existeraient pas sans le traitement effectué par la technologie et que, par conséquent, les résumés ne devraient pas appartenir (ou appartenir exclusivement) à la personne. Le défi peut consister en la détermination suivante : si le résumé est une transformation des données qui en fait le produit de la technologie, ou s’il demeure simplement une version condensée des pensées de la personne, auquel cas il est logique que celle-ci en demeure propriétaire.
Propriété des résultats créatifs : La situation se complique si la neurotech produit des résultats créatifs basés sur les pensées subconscientes captées par la technologie. Par exemple, si la neurotech utilise des images ou des émotions subconscientes pour créer des œuvres d’art, de musique ou autres, qui détient les droits sur ces œuvres? La personne dont les pensées ont été analysées est-elle la créatrice de l’œuvre, ou la technologie, qui a facilité et interprété ces pensées, en est-elle la propriétaire? Cette question est particulièrement pertinente dans un monde où les créations générées par l’IA remettent déjà en question les idées traditionnelles sur la propriété intellectuelle.
Par exemple, dans de nombreux territoires, la propriété des œuvres protégées par le droit d’auteur est liée à la personne qui les a conçues. L’incertitude peut survenir dans les cas où des œuvres sont créées à l’aide de la neurotechnologie, lorsque la personne dont les pensées sont capturées peut ne pas être consciente du processus, ou que ses pensées peuvent avoir été modifiées ou combinées à d’autres informations pour produire les œuvres. Ces incertitudes pourraient avoir des répercussions importantes sur la propriété intellectuelle, la compensation et la mesure dans laquelle les personnes peuvent contrôler les pensées enracinées dans leur esprit subconscient ou en tirer profit.
Divulgation involontaire de données confidentielles : Les neurotechnologies pourraient créer une faille dans les méthodes traditionnelles de protection des renseignements confidentiels. Dans un contexte entrepreneurial, les accords de confidentialité et les mesures de sécurité sont conçus pour protéger les secrets commerciaux et les informations confidentielles. Cependant, la capacité d’accéder directement aux pensées n’est pas visée par ces méthodes traditionnelles.
Si le subconscient d’une personne contient des renseignements commerciaux sensibles – acquis dans le cadre d’années de travail sur un projet ou d’idées non concrétisées – les renseignements, une fois saisis par la neurotech, pourraient faire l’objet d’une fuite de données en raison, par exemple, d’une défaillance technologique ou d’une atteinte à la sécurité. Les entreprises seraient confrontées à des défis importants pour ce qui est de déterminer comment protéger leurs renseignements confidentiels si ces derniers risquent d’être divulgués involontairement par l’intermédiaire de la neurotech.
4. Données probantes
Tant dans les litiges civils que dans les poursuites pénales, des preuves externes sont produites pour prouver les intentions et les motifs d’une personne. Les témoins sont appelés à témoigner sur des questions en fonction de leurs propres souvenirs. Les données neurotechnologiques et neuronales peuvent servir de source de preuves plus directe pour prouver les souvenirs, l’état d’esprit ou le caractère d’une personne.
Toutefois, l’utilisation de données cérébrales pour juger du caractère d’une personne soulève de graves préoccupations en matière de droits de la personne liées au profilage d’individus en fonction de caractéristiques inhérentes indépendantes de leur volonté.
Admissibilité : Bien que les neurotechnologies puissent fournir un « regard sur les pensées » d’une personne, la question de savoir si un tribunal admettrait les données neuronales en preuve demeure sans réponse. Nous pourrions examiner l’admissibilité des tests polygraphiques pour avoir une idée du déroulement de ce débat.
Les tribunaux canadiens ont jugé que les polygraphes ne sont pas admissibles pour déterminer la crédibilité parce qu’ils contreviennent à diverses règles de preuve, telles que la règle contre les témoignages justificatifs, qui interdit à une partie de présenter des preuves dans le seul but de renforcer la crédibilité d’un témoin; la règle contre l’admission de déclarations passées ou extrajudiciaires d’un témoin; et la règle de la preuve de moralité, qui empêche le ministère public de mettre en cause la moralité de l’accusé.
De plus, les tribunaux ont souligné qu’ils ne devraient pas être présentés en tant que preuve d’expert parce que « la question de la crédibilité relève clairement de l’expérience des juges et des jurys et aucune preuve d’expert n’est nécessaire à cet égard ».
Même si elle est introduite pour d’autres types de preuves, la nouveauté scientifique de la neurotechnologie peut faire l’objet d’un examen particulier concernant sa fiabilité et son caractère essentiel dans le sens où le juge des faits ne pourra pas parvenir à une conclusion satisfaisante sans l’aide de l’expert.
L’adoption d’une loi propre aux neurotechnologies est-elle justifiée?
Le Canada a-t-il besoin d’un cadre juridique distinct pour relever les nouveaux défis associés aux neurotechnologies? De nombreuses questions connexes peuvent être traitées en vertu des cadres juridiques existants. Toutefois, on peut dire sans se tromper qu’il y a des « lacunes » qui pourraient devoir être comblées. Cela rappelle le débat actuel sur la nécessité d’une loi sur l’IA.
Certains ont appelé à la reconnaissance par la loi d’une nouvelle forme de droits de la personne, les « neurodroits », qui pourraient inclure des droits liés à l’identité personnelle, au libre arbitre et à la confidentialité mentale, à l’égalité d’accès à l’augmentation mentale et à la protection contre les préjugés algorithmiques.
En 2021, le Chili est devenu le premier pays à le faire en inscrivant dans sa constitution le droit à la « vie privée mentale, au libre arbitre et à la non-discrimination dans l’accès des citoyens aux neurotechnologies ». Plus récemment, en 2024, les États américains du Colorado et de la Californie ont adopté des lois pour protéger la vie privée précisément des données générées par le cerveau.
Conclusion
L’état de la neurotechnologie orientée vers le consommateur évolue rapidement, y compris ses applications possibles et ses risques juridiques. McMillan continuera de suivre l’évolution de la situation et vous fournira des renseignements pertinents pour vous aider à vous y retrouver dans le paysage juridique et réglementaire du Canada.
À propos des auteurs
Robbie Grant exerce au sein du cabinet McMillan et fait partie du groupe de protection de la vie privée et des données.
Yue Fei est membre du groupe de droit des affaires du cabinet McMillan.
Adelaide Egan a une pratique diversifiée en litige et en règlement des différends chez McMillan axée sur les questions de droit d’auteur, de réglementation et de responsabilité du fait des produits.
Aki Kamoshida est stagiaire en droit chez McMillan.